Je me souviens encore d'un reportage de Radio-Canada où le journaliste, devant les installations d'un producteur avicole, nous disait, le micro à la main et le trémolo dans la voix, qu'une ferme comme celle que l'on voyait en arrière-plan n'en avait peut-être plus que pour quelques années.

C'était il y a 25 ans, quand la signature d'un accord de libre-échange entre le premier ministre Brian Mulroney et le président américain Ronald Reagan a déclenché au Canada un débat d'une rare intensité et d'une grande émotivité.

J'étais au coeur de la tempête. Comme chroniqueur économique, j'ai alors écrit je ne sais combien de textes en faveur de cette entente. Ce dont je me souviens le plus, c'est la quantité incroyable d'âneries qui se sont dites du côté des adversaires de libre-échange, notamment chez les libéraux fédéraux de John Turner, les néo-démocrates, le monde syndical et le monde agricole.

On a alors affirmé que le système de santé canadien serait menacé par le déferlement des opérateurs privés américains, que l'aide sociale serait compromise, que le Canada serait forcé de vendre l'eau de ses lacs et de ses rivières, que l'agriculture serait rayée de la carte. Tout était faux. Au contraire, peu de gens nieront maintenant que le libre-échange a été bénéfique.

Ça vaut la peine de se souvenir de ce vieux débat au moment où s'en amorce un autre, celui-ci sur le libre-échange avec l'Union européenne, une entente que Stephen Harper a signée vendredi à Bruxelles. Parce qu'il y a des dérives propres à un débat sur le libre-échange, en raison de la nature de l'enjeu, des problèmes soulevés par ce genre de traité, des protagonistes. Voici quelques écueils qui pourraient nous empêcher de mener un débat constructif.

Le déséquilibre. Un traité de libre-échange repose sur des concessions de part et d'autre. Il fait des gagnants et des perdants. Ceux qui craignent d'être perdants seront plus énergiques et se feront davantage entendre, ce qui est parfaitement normal. Les bénéficiaires, que ce soient les industries gagnantes ou les consommateurs, seront beaucoup plus silencieux. Cela introduit une distorsion dans le débat public, parce qu'on entendra beaucoup plus les mauvais côtés que les bons.

L'enflure verbale. Le monde agricole est le plus menacé par la libéralisation du commerce qui affecte les protections dont il jouit, ici ou ailleurs. Il aura tendance à s'opposer avec les méthodes de confrontation propres à la culture syndicale. Le monde agricole est un lobby puissant, capable d'excès verbaux, qui a tendance à crier au loup. C'est déjà commencé avec l'industrie du lait.

Le légalisme. La tendance à interpréter les textes d'un traité de façon déraisonnable. C'est ce genre de lecture catastrophiste qui a donné lieu, en 1987, aux interprétations les plus folles.

Le localisme. Il y a un réel danger que les préoccupations de secteurs qui se sentent menacés, ou celles des provinces qui surveillent leurs intérêts nous fassent oublier le portrait d'ensemble - les gains globaux, la croissance économique, la diversification commerciale, l'essor des industries de pointe, les avantages pour les consommateurs. Ce risque est réel dans un processus de ratification qui implique 28 pays européens et 10 provinces canadiennes.

L'instantanéité. Il est facile de ne pas tenir compte du facteur temps et de réagir comme si les mesures, comme l'entrée de 17 000 tonnes de fromage européen, s'appliqueront demain matin. Mais il y a encore deux ans de discussions avant la signature formelle. Et ensuite, plusieurs mesures seront implantées progressivement sur une longue période. Ce qui permet de dédramatiser les choses.

L'opacité. Un débat serein est impossible si nous ne savons pas de quoi on parle. Pour cela, il faut avoir accès à l'information, ce qui exige de la transparence de la part du gouvernement. De ce côté, c'est mal parti.