Ah bon? C'est bizarre...

Elisabeth Badinter m'avait demandé de lui présenter le projet de Charte des valeurs québécoises, dont elle avait entendu parler, de loin. Quand je lui ai mentionné le crucifix à l'Assemblée nationale, elle est restée sans voix.

L'interdiction des signes religieux, des garderies jusqu'à l'université, en passant par toutes les institutions publiques, elle est pour. C'est le point de vue que cette philosophe féministe défend activement en France.

Elisabeth Badinter est la marraine de la crèche Baby Loup, qui avait congédié une employée refusant de retirer le foulard islamique au travail, décision renversée par la Cour de cassation, au printemps. Elle a aussi siégé au sein du Haut commissariat à l'intégration, aujourd'hui dissout, mais qui a fait des vagues avec un ultime avis proposant d'interdire les signes religieux à l'université.

Elisabeth Badinter trouve que la laïcité française ne va pas assez loin. «Malheureusement, aujourd'hui en France, la laïcité est défendue par l'extrême droite, et ça fausse le débat», déplore-t-elle.

Bref, Elisabeth Badinter voit d'un oeil favorable le projet de Charte des valeurs québécoises. Sauf pour ce qui est de préserver le crucifix à l'Assemblée nationale.

«On ne peut pas avoir deux poids, deux mesures, on ne peut pas imposer aux autres ce qu'on ne s'impose pas à soi-même!»

Elisabeth Badinter reconnaît que la France a bien gardé quelques congés pour des fêtes chrétiennes, comme celle de l'Ascension. «Mais ces fêtes ont été en quelque sorte déreligieusées.» Elle ne croit pas qu'un crucifix puisse subir la même désacralisation.

Sa conclusion: «une loi qui s'arrête aux portes de l'Assemblée nationale, ça ne peut pas fonctionner.»

Elle n'est pas la seule à avaler l'exception du crucifix un peu de travers. Au cours des dernières semaines, j'ai parlé avec des experts de la laïcité en France, en Belgique, en Allemagne. Certains estiment que les signes extérieurs des religions sont incompatibles avec la neutralité de l'État. D'autres croient que la neutralité doit être jugée sur les actes et non sur les apparences. Mais dans tous les cas de figure, un crucifix à l'Assemblée nationale, ça ne passe pas.

Point de vue belge

Prenez Isabelle Rorive, une juriste belge qui est sur le point de publier un livre comparant l'expérience belge et québécoise, au chapitre des accommodements religieux - à Bruxelles, on appelle ça des «ajustements concertés».

Farouchement opposée au fait d'interdire le voile intégral dans les rues, comme l'a fait récemment la Belgique, Mme Rorive pense que certaines restrictions sur les symboles religieux peuvent être légitimes. Que l'interdiction de foulard islamique à l'école, par exemple, peut ouvrir un champ de liberté pour de jeunes musulmanes. À la condition de ne pas occulter les autres problèmes. Par exemple, «le rejet d'une communauté qui souffre de discrimination à l'embauche».

Et le crucifix à l'Assemblée nationale? «Chez nous, ça irait contre le principe de neutralité des institutions publiques. C'est juste... pas possible.»

Point de vue allemand

Le juriste allemand Markus Gehring, qui enseigne à l'Université Cambridge, en Grande-Bretagne, est plus tranchant: «Le Québec essaie de transformer un cercle en carré. D'un côté, vous voulez avoir un État laïc, mais de l'autre côté, vous considérez l'Église catholique comme un héritage culturel. Dans les faits, vous discriminez contre les croyances des autres.»

Markus Gehring reconnaît que de telles exceptions protégeant les symboles chrétiens existent en Allemagne. «Mais justement, ça donne l'impression que les libertés religieuses sont menacées. C'est une pente glissante. J'espère que le Québec n'ira pas dans cette direction.»

Point de vue français

Le sociologue français Jean Baubérot a lui aussi des conseils à donner au Québec. «Ne jouez pas les apprentis sorciers. La France l'a fait, et l'extrême droite y est aujourd'hui plus forte que jamais. En interdisant les signes religieux à l'école, nous avons mis le doigt dans un engrenage sans fin. Et on a ouvert un large boulevard à Marine Le Pen.»

Jean Baubérot se définit comme un «sociologue de la laïcité". Il connaît très bien le débat québécois, pour avoir suivi la crise des «accommodements raisonnables», en 2006. Il a d'ailleurs publié un livre à ce sujet.

Jean Baubérot a siégé au sein de la Commission Stasi, qui a abouti à l'interdiction des signes ostentatoires dans les écoles publiques françaises, en 2004. À l'époque, il avait été le seul membre de la Commission à voter contre cette interdiction. Il reste convaincu que la neutralité de l'État doit être jugée en fonction des comportements, et non sur la tenue vestimentaire.

Selon lui, les restrictions sur les signes religieux créent du ressentiment, diabolisent le foulard islamique et le réduisent à une seule signification, ce qui est contraire à sa réalité sociologique.

Vous avez compris, Jean Baubérot trouve que le Québec fait fausse route avec sa Charte des valeurs. Mais le pire, c'est cette exception pour le crucifix.

«L'Assemblée nationale est au coeur de la décision politique. Et on va prendre une décision qui durcit la laïcité en dessous d'un crucifix?»

À ses yeux, c'est une aberration.