Vous vous souviendrez peut-être qu'il n'y a pas si longtemps, j'ai écrit une chronique qui commençait comme ceci: je suis indépendantiste. Je poursuivais un peu plus loin par: je suis de gauche aussi. Et plus loin encore: de gauche et désespéré par tous ces gens qui partagent l'assurance que nous vivons dans le meilleur des systèmes économiques.

J'ajoutais que cela faisait 45 ans que je travaillais à La Presse, qui appartient à M. Paul Desmarais, qu'en 45 ans, j'avais expliqué des dizaines de fois pourquoi j'étais indépendantiste et de gauche, et j'avais fini par vous poser cette question: selon vous, combien de fois en 45 ans M. Desmarais est-il intervenu, directement ou indirectement, pour me dire: Foglia, ferme donc ta gueule?

M. Desmarais, on le répète beaucoup depuis hier matin, était furieusement fédéraliste. Il n'a jamais caché que La Presse était pour lui un instrument pour promouvoir le fédéralisme. M. Desmarais était tout aussi férocement de droite (tendance reaganienne) et intime de Sarkozy, des Bush et de Mulroney, etc., tous des gens qui ne sont pas précisément les héros de mes chroniques.

Alors? Combien de fois m'a-t-il interpellé?

Je vous le répète parce que cela revêt une certaine pertinence aujourd'hui: zéro fois. Jamais. Un million de fois dans le journal de ce potentat si ardemment fédéraliste je me suis plu à écrire, en toute liberté, que le Québec n'est pas, ne sera jamais le Canada, et qu'il devrait s'en affranchir.

Jamais un mot de sa part.

En fait, la première fois que nous nous sommes parlé, M. Desmarais et moi, c'était il y a deux ou trois ans, au téléphone, à propos d'un jeune Français dont je racontais les démêlés avec le ministère de l'Immigration. Il se proposait de l'aider. À quelques semaines de là, il m'a rappelé à nouveau pour me parler de... livres.

Cette chronique a eu les échos qu'on imagine - douloureux à gauche, ricaneux à droite.

Mais il y a eu aussi cette lettre...

Bonjour, je m'appelle Mélanie D... J'ai une amie, une soeur pourrais-je presque dire, comme vous indépendantiste et gauchiste. Elle est infirmière globe-trotter, en 2009, entre deux voyages, elle a répondu à une annonce de l'Ordre des infirmières pour un emploi auprès d'un homme d'affaires, soins de base et assistance médicale, la candidate devait s'attendre à de nombreux déplacements partout dans le monde.

Elle décroche le poste. Une limousine vient la chercher pour la mener chez les Desmarais. Résumons: au lieu du milliardaire malcommode qu'elle redoutait, elle est tombée sur un couple d'une infinie gentillesse et générosité. Elle a beaucoup voyagé, effectivement, elle a déjeuné avec Sarkozy, assisté à des entretiens hautement confidentiels... Elle a eu aussi quelques conversations "animées" avec Monsieur qui, cependant, ne s'est jamais montré condescendant. Même si elle ne travaille plus pour eux, Madame et Monsieur ont continué de prendre régulièrement de ses nouvelles...

J'ai dit que M. Desmarais n'avait jamais manifesté d'humeur à mon endroit. Ce n'est pas tout à fait exact. Une fois, une toute petite fois. J'avais écrit une chronique sur un politicien, un ministre libéral des Loisirs et de la Chasse qui s'appelait, qui s'appelle toujours, Yvon Picotte. Une chronique ordinaire, pas politique du tout; à ma stupéfaction, mon boss de l'époque m'a donné un char de bêtises, ce qui lui ressemblait bien peu. Beaucoup plus tard, il me dira que cela venait de Desmarais.

Je m'étais promis de le lui demander un jour. Pis, Paul, Picotte?

Une autre fois, il y a eu une chicane de boss à La Presse, je ne me souviens plus pourquoi, mais je me souviens que le plus petit des deux boss avait décidé de passer par-dessus le plus grand pour aller directement demander à M. Desmarais de régler leur différend. Il avait carrément été sonner à sa porte. M. Desmarais ne l'avait pas reçu.

Le petit boss, que je tenais en grande estime (comme presque tous mes collègues de la salle), avait démissionné.

C'est la seule fois, je le jure, que j'ai mordu la main qui me nourrissait.

Je ramassais les feuilles ce matin entre le jardin et la maison quand, du pas de la porte, ma fiancée m'a lancé: Hé, Desmarais est mort. J'ai laissé les feuilles pour aller relire une vieille entrevue que M. Desmarais a donnée au magazine français Le Point il y a cinq ans sous le titre: «Une légende du monde des affaires parle».

Dieu sait qu'il ne parlait pas souvent. J'ai vite glissé sur les débuts à Sudbury, les autobus, l'achat de Power Corp. en 1968, puis le journaliste lui demande: pourquoi la Chine?

J'avais lu un livre de Pearl Buck sur la Chine...

Ciel, M. Desmarais lisant Pearl Buck et sa Chine pour midinettes... Remarquez que presque tous les gens de ma génération ont lu Pearl Buck, c'est pour ça qu'on voulait tous aller en Chine. À ma connaissance, M. Desmarais est le seul qui a voulu y aller pour y construire des barrages. Il m'y a devancé de trois ans. Mais moi, j'étais à bicyclette, lui, je ne crois pas, il faisait peu de vélo, M. Desmarais.

Le plus suave passage de l'entrevue. La question: Bill Clinton, les Bush, les premiers ministres québécois et canadiens, le roi d'Espagne... Qui n'est pas venu à Sagard?

Réponse de monsieur Paul: tout le monde n'est pas invité.

Je ne sais pas quel temps il fait à Sagard aujourd'hui, ici dans mon Sagard à moi, c'est une belle journée d'automne, toujours le feu dans les érables, mais les noyers et les frênes sont déjà nus... Celui-là connaît le vrai jour qui n'oublie pas la nuit qui le cerne. - Gracq, dans Le Roi pêcheur. Cela veut dire, celui-là est plus vivant qui n'oublie pas la mort qui le cerne.