Paul Desmarais a été le premier francophone à s'imposer véritablement dans le monde des affaires, à bâtir une entreprise capable de s'affirmer ailleurs dans le monde. L'histoire de Power Corporation constitue certainement l'un de nos grands succès économiques du dernier demi-siècle. Avec le décès de Paul Desmarais, le Québec perd l'un de ses grands bâtisseurs.

L'histoire de Paul Desmarais, en soi, est de celles dont on pourrait faire un roman, ou un manuel de gestion. Une carrière qui a débuté avec une petite entreprise de transport par autobus pour culminer dans la création d'un grand holding financier au rayonnement international.

En toute logique, un tel succès, l'influence de cette entreprise, son rôle stratégique, sa capacité de s'imposer sur la scène mondiale - un facteur important pour notre société qui compte beaucoup sur ses succès hors frontières pour mesurer ses progrès - devraient faire l'objet d'une fierté collective.

Et pourtant, malgré ses réalisations, on ne peut pas dire que Paul Desmarais, tout au long de sa vie, ait vraiment été traité en héros. M. Desmarais a certes imposé le respect, mais dans bien des milieux québécois, on doit plutôt constater que ses succès ont suscité plus de méfiance que de fierté.

Je me suis souvent interrogé sur les causes de cette méfiance. Est-elle due aux origines franco-ontariennes de M. Desmarais, qui n'en faisait pas tout à fait l'un des nôtres? Au fait que son succès, paradoxalement, soit arrivé trop tôt, avant l'avènement du Québec inc. et la valorisation du succès en affaires, quand la «finance» faisait encore peur? À sa discrétion et à son désir d'éviter les projecteurs? À ses convictions fédéralistes, même si ce point de vue est majoritaire au Québec?

Quoi qu'il en soit, je garde la conviction que l'on n'a pas rendu justice à Paul Desmarais tout au long de sa vie. Un traitement qui m'a toujours paru étonnant, tout aussi bien quand je regarde cette entreprise de l'extérieur, avec mon regard d'économiste, ou de l'intérieur, comme artisan de La Presse depuis plusieurs décennies, où M. Desmarais, ultimement, était mon grand patron.

De l'extérieur, on pourrait mesurer le succès de Power Corporation à ses résultats financiers ou au fait qu'il s'agit de la plus grande fortune québécoise. Mais derrière ces mesures, il y a beaucoup d'autres choses, et surtout une culture d'entreprise exemplaire, faite de patience et de fidélité dans les investissements; de gestion prudente du risque à mille lieues de la culture de la spéculation et de l'esbroufe qui a caractérisé le monde des finances de la dernière décennie; d'une probité et d'un parcours irréprochables comme citoyen corporatif; d'une capacité d'assurer sa pérennité d'une génération à l'autre; d'une vision stratégique, que l'on mesure notamment au travail remarquable pour bâtir des relations avec la Chine.

Et de l'intérieur? J'aimerais pouvoir dire que j'ai bien connu Paul Desmarais. Ce n'est pas le cas. À cause du modèle de gestion de ce holding, à mille lieues de l'interventionnisme au quotidien. Mais aussi à cause du souci de M. Desmarais de respecter la distance qui doit exister entre un propriétaire et un organe d'information. Je serai toujours reconnaissant du respect dont j'ai fait l'objet et de la liberté dont j'ai pu jouir au fil des années, notamment au poste sensible d'éditorialiste en chef.

Je sais aussi combien nombreux sont mes collègues d'autres médias qui auraient aimé pouvoir se joindre à nous, pour l'espace de liberté, le souci de la diversité qui caractérise La Presse et les autres quotidiens du groupe, et pour la sécurité que procure un propriétaire patient, aux reins solides, fier de pouvoir fournir les moyens qui permettent de produire une information de qualité.