Quand je suis arrivé au Québec, il y a plus d'un demi-siècle, il était presque impossible de s'y marier civilement (je me suis marié dans un temple protestant de la rue Sainte-Catherine où le pasteur avait accepté d'officier justement comme officier d'état civil). Il était tout aussi compliqué de faire enregister la naissance de ses enfants hors du baptistaire de la paroisse. Ce qu'il y avait d'amusant, cependant, c'est qu'au même moment, le Québec (urbain bien sûr) était en train de se libérer de l'emprise de l'Église, et cela, à grand bruit: on entendait tomber les chaînes. Bref, au lieu des culs-bénits auxquels je m'attendais, je suis tombé sur une joyeuse bande de bouffe-curés qui, d'ailleurs, peuvent être tout aussi exaspérants que les culs-bénits. Je ne me gênais pas de leur répéter qu'à être trop contre la religion, on donne encore dans la religion. Je passais pour un hurluberlu.

Plus de 50 ans plus tard, je passe encore pour un hurluberlu auprès des laïcs quand je dis (comme dans ma dernière chronique et quelques autres auparavant) quand je dis ne pas comprendre ce qui presse tant de décrocher les crucifix et d'empêcher les maires Tremblay de faire publiquement leur prière.

Ouais, ta laïcité est pas mal à deux vitesses!

Si vous voulez savoir, ma laïcité est comme mon char: automatique. Quand il monte une côte, il rétrograde tout seul; quand il en descend une, le frein moteur le retient de débouler. Ça se fait tout seul. Je touche à rien.

Mettez-moi en présence d'un crucifix: je n'avance ni ne recule. On n'imagine pas plus au neutre que ça. Demandez-moi si mes petits-enfants sont baptisés. Drette là, je n'en sais rien. Le seraient-ils? Bon. Ils ne le sont pas? Bien.

J'ai sur mon bureau une petite Sainte Vierge en plâtre que j'appelle ma Valentine, cadeau d'une religieuse nigériane qui s'appelait Valentine, justement, sainte femme qui ne m'a converti à rien sauf, par contamination, à la bonté. Mais pas tout le temps.

On sait ma passion du Moyen-Orient. Irak, Syrie, Liban, Jordanie, Israël. Avoir 20 ans, j'apprendrais l'arabe, j'irais m'installer à Bagdad, Damas, Amman, plus sûrement, en ce moment, à Beyrouth - tiens, pourquoi pas dans les quartiers chiites proches de l'aéroport contrôlé par le Hezbollah, dans le coin du marché aux oiseaux? J'aime la rue arabe, les gens, la bouffe. Jamais l'Occidental que je suis ne s'y est senti menacé à cause de son [occidentalité] ou de sa chrétienté...

Vous êtes chrétien?

La plupart du temps je réponds oui. C'est plus simple comme ça. Mais quelquefois, par souci d'exactitude, je réponds non, je ne suis pas chrétien.

Vous êtes quoi?

Je suis rien.

S'ouvre alors un gouffre. Mon interlocuteur est soudainement saisi d'une vertigineuse incrédulité. Il me préférerait fou, impie, peut-être même juif. Mais athée, ça ne se peut pas. Ça n'existe pas.

Raciste comme je suis, je me dis tu vois, c'est ça, la différence; les chrétiens, eux, peuvent imaginer un ciel sans dieu, à plus forte raison une école, une garderie, un ministère. Les islamistes, non.

Et puis je relis ce que je viens d'écrire et je me trouve un peu con. Cette année, le gouvernement conservateur a ouvert à Ottawa un bureau de la liberté religieuse... pour défendre le droit des individus à prier le dieu de leur choix...

On s'imagine pour défendre aussi le droit des individus à ne prier aucun dieu?

Pas du tout, précise monsieur Baird, ci-devant ministre des Affaires étrangères de notre beau pays, pas du tout, liberté de religion ne signifie pas libéré de la religion (freedom of religion does not mean freedom from religion...).

C'est quoi, déjà, son prénom, à lui?

Mohammed?

***

Je m'étais promis de rester calme, j'y suis presque arrivé jusqu'à mercredi, mais mercredi, à cause de mon journal, j'ai sauté une coche. C'était page trois, ces quatre portraits types de Québécois devant la Charte (selon CROP). J'ai flippé sur le choix des mots, particulièrement laïc ouvert et laïc fermé.

Le laïc ouvert est ouvert à quoi, d'après vous? C'est écrit juste sous la photo de madame Harel, qui sert de modèle. Il est ouvert aux différences. C'tu pas formidable? Sérieusement, y a-t-il encore quelqu'un dans cette pute de province ouverte à tous les marins qui veulent bien la sauter, y a-t-il encore quelqu'un qui n'est pas ouvert aux différences? Et aux clichés? Et aux bons sentiments? Et aux gnangnans? Et à n'importe quoi, en fait?

Le laïc fermé, lui, à quoi est-il fermé, d'après vous? Ce n'est pas dit, mais on vient de lire que le laïc ouvert est ouvert aux différences...

Le portrait du laïc fermé commence comme ceci: pour lui, la religion relève uniquement de la sphère privée. Et alors? C'est pas assez? Le «uniquement» qui précède «sphère privée» suggère une minuscule sphère privée, un coqueron, un garde-robe pas assez grand pour y déplier son tapis de prière. Cette sphère n'est-elle pas plutôt tout l'espace public, la rue, la maison, le travail, les lieux de culte, les parcs, les gares, les autobus, les cinémas, les stades, le pays en entier finalement? En tout temps. Et à Pâques et à Nouel.

Sauf l'espace civique, c'est-à-dire les écoles, les tribunaux, les ministères, les institutions publiques en général, si vous y êtes en autorité, pour être tout à fait clair, ce n'est pas la bâtisse qui est laïque, c'est la fonction. Vous gardez votre foulard pour aller chercher votre permis de conduire, vous l'ôtez pour le délivrer.

C'est ça, fermé?

Ne me répondez pas aussi nombreux que la dernière fois. Ce n'est pas parce que je pose une question que j'attends une réponse.