Les images, vous les avez vues, et elles sont insoutenables. Des gens qui suffoquent dans les bras de médecins impuissants. Des dizaines de corps, dont ceux de nombreux enfants, les bras croisés sur la poitrine. Pas de sang, pas de blessures apparentes. On dirait qu'ils dorment. Mais ils sont morts.

Nous ne connaissons pas le nombre exact de victimes des bombardements qui ont frappé Ghouta, en banlieue de Damas, mercredi matin. Nous ne savons pas non plus quelle substance précise a bien pu les tuer.

Mais nous en savons assez pour pouvoir affirmer que ce qui s'est passé, cette semaine, constitue le pire carnage d'une guerre civile qui n'en est pas à un massacre près. Qu'il s'agit selon toute vraisemblance d'une attaque à l'arme chimique. Et que tout pointe vers un coupable: le régime de Bachar al-Assad.

Le massacre de mercredi s'inscrit dans la suite logique d'une escalade progressive des moyens de répression déployés par l'armée syrienne, souligne Jean-Pierre Filiu, spécialiste du monde arabe à Sciences-Po (Paris).

D'abord, le régime a sorti les blindés, puis l'artillerie, puis l'aviation, puis les missiles balistiques. Au printemps, il y eut des attaques chimiques limitées. Étape suivante: une attaque chimique massive.

Lors d'un récent voyage à Alep, dans les quartiers contrôlés par les rebelles, Jean-Pierre Filiu a vu des tentes de décontamination dressées devant les hôpitaux. «La population des zones révolutionnaires était convaincue que le régime allait se livrer à des attaques chimiques massives», dit le chercheur. Et elle s'y préparait.

Il n'y a pas eu de gaz chimiques, a répliqué Damas, allant jusqu'à accuser les rebelles syriens d'avoir monté ces accusations de toutes pièces, pour mettre des bâtons dans les roues des inspecteurs de l'ONU arrivés deux jours plus tôt en Syrie pour enquêter sur d'autres accusations d'attaques chimiques. Mais ces dénégations résistent mal à l'analyse.

D'abord, parce que plusieurs experts médicaux ont conclu, en examinant les terribles vidéos de mercredi, que les victimes présentaient tous les symptômes d'une exposition aux agents neurotoxiques: convulsions, spasmes, suffocation, troubles de vision. «Il est impossible de faire semblant de présenter ces symptômes», affirme le spécialiste Stefan Mogi au quotidien allemand Der Spiegel.

L'organisme Human Rights Watch a pu joindre une dizaine de résidants de la banlieue bombardée, dont deux médecins. Il conclut que 18 missiles sont tombés mercredi sur Ghouta et qu'ils provenaient tous de positions contrôlées par l'armée de Bachar al-Assad. Que les patients réagissaient bien aux médicaments utilisés en cas d'exposition aux agents neurotoxiques - tant et aussi longtemps, bien sûr, que ces médicaments étaient disponibles. Et qu'il y a vraisemblablement eu des centaines, sinon un millier de morts.

Quand on sait, enfin, que le gouvernement syrien a déjà admis être en possession d'un arsenal chimique, mais ne pas avoir l'intention de s'en servir contre sa propre population, ça laisse peu de place au doute.

Le seul moyen d'éliminer la part d'incertitude qui subsiste toujours, en absence de preuves formelles, serait d'envoyer des enquêteurs sur les lieux de l'horreur. Or, les inspecteurs de l'ONU se trouvent à 15 minutes de Ghouta. C'est un peu comme s'ils se trouvaient au centre-ville de Montréal, alors qu'une calamité vient de frapper le Plateau Mont-Royal... Mais ils restent coincés dans leur hôtel, incapables d'obtenir l'autorisation de Damas d'ajouter Ghouta à leur liste de lieux suspects.

De là à conclure que le gouvernement syrien a quelque chose à se reprocher, il n'y a qu'un pas. Que je me permets de franchir.

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Mais pourquoi se livrer à cette attaque maintenant, alors que les inspecteurs de l'ONU viennent tout juste de débarquer en Syrie? Pourquoi un tel pied de nez à la communauté internationale?

Il faut regarder du côté de l'Égypte, dit le grand spécialiste du monde arabe Gilles Kepel, auteur du nouvel essai Passion arabe.

En voyant le général Sissi massacrer les Frères musulmans, au nom de la lutte contre le terrorisme, Bachar al-Assad s'est senti «renforcé dans sa propre rhétorique antiterroriste». Renforcé, aussi, dans son sentiment d'impunité.

Et avec raison: car au-delà du premier sursaut d'indignation, et des appels français à une intervention militaire de forme indéterminée, rien n'indique que devant cette nouvelle escalade de l'horreur, le monde s'apprête à sortir de sa torpeur.