Vous auriez dû voir la tête de Ziad quand je lui ai dit que je voulais visiter une usine, il eût été moins embêté si je lui avais dit que je voulais aller à la plage. Une usine?

Ben oui, Ziad, une usine. Tu sais, un de ces endroits où on fabrique des chaises, des grille-pain, des piscines, des tondeuses à gazon, des télévisions, des autos, même une toute petite usine, 10 ouvriers qui fabriqueraient je sais pas moi, des armoires de cuisine?

À part les raffineries, je ne vois pas d'usines, m'a dit Ziad, désolé. Des artisans si tu veux, un atelier de soudure ici, une imprimerie qui fait dans les cartes de visite, un réparateur d'ordi, mais des usines, je ne vois pas.

On revient souvent sur les centaines de milliers de morts, on dit moins que la guerre a détruit toute l'infrastructure industrielle, les réseaux commerciaux. Pour ce dernier papier, j'ai pensé à un état des lieux qui pose la drôle de question que se pose l'homme de la rue à Bagdad en ce moment, même s'il la formule autrement: peut-on avoir un avenir quand on n'a pas de présent?

Même les maçons n'ont pas de job à Bagdad. On penserait qu'on est au paradis des maçons avec tout ce qu'il y a à reconstruire, mais non, des jobines ici et là, reposer de la céramique dans la salle de bains d'un médecin, mais des grands chantiers? Des grues quelque part dans le ciel de Bagdad?

Les gens ne travaillent pas, alors?

Beaucoup ne travaillent pas; 70% des Irakiens ont moins de 30 ans, 30% travaillent. À la campagne les paysans exploitent des petites fermes qui permettent tout juste de nourrir leur famille. En ce qui concerne les urbains, ils travaillent essentiellement dans les services. La police, l'armée, la santé, l'éducation. Les transports, des millions de taxis. Aussi dans l'immobilier, c'est fou le nombre d'agences immobilières, et dans l'import-export, c'est le job de l'heure en Irak: l'import-export. Un pays d'intermédiaires.

D'où vient le fric, alors, pour payer les policiers, les militaires, les profs, les médecins, les infirmières?

Du pétrole. Quatre-vingt-dix pour cent des recettes budgétaires et les deux tiers du produit intérieur brut de l'Irak viennent de la vente du pétrole. L'Irak extrait actuellement un peu plus de 3 millions de barils par jour, 6 millions dans cinq ans, les champs pétrolifères géants du Sud ont plus de potentiel que le Venezuela et le Canada réunis, bref l'Irak a un bel avenir.

Un bel avenir, mais pas de présent. C'est la question que je posais à l'instant: peut-on avoir un avenir quand on n'a pas de présent?

On était dans Kadhimya, pas très loin de la mosquée au dôme d'or. J'étais fatigué, je me suis assis sur ce muret où il y avait déjà des gens rassemblés autour d'un de ces petits comptoirs à thé. Je leur parle de l'avenir de l'Irak et il y a ce bonhomme qui me dit, ouais, ouais, l'avenir, mais le présent? Pensez, me dit-il, à un enfant qui vient d'hériter d'une fortune colossale, sauf qu'il est très malade, peut-être qu'un jour il sera immensément riche, mais peut-être aussi qu'il sera mort demain...

La moitié des Irakiens pensent que l'enfant va mourir demain. Que le repli communautaire qui s'est concrétisé depuis le départ des Américains, chiites d'un bord, sunnites de l'autre, va finir dans un bain de sang. Je vous entends: c'est pas déjà un bain de sang? Si, c'en est un, mais ils sont capables de faire bien mieux que ça encore.

Le fédéralisme envisagé par la plupart des analystes politiques comme LA solution au clivage religieux? La plupart des Irakiens vous répondent aussitôt: O.K., chacun chez soi, mais on trace la ligne où? Surtout à Bagdad?

Et même, qu'on trace la ligne où on voudra, la réalité ethno-géographique montre que, de toute façon, les réserves de pétrole seront chez les chiites et chez les Kurdes. Les sunnites, rien.

La moitié des Irakiens, disais-je, pensent que l'enfant va mourir. L'autre moitié? L'autre moitié croient que l'avenir leur appartient. Ce n'est pas si fou. Qu'on pense au Liban voisin: qui aurait osé prédire il y a 20 ans que le Liban deviendrait une destination touristique, que Beyrouth deviendrait, chez les jeunes européens notamment, une destination plus «cool» encore que Berlin?

Il y a dans les couloirs de l'aéroport de Beyrouth de saisissantes affiches qui, selon l'angle sous lequel on les regarde, montrent un immeuble bombardé dont il reste une montagne de gravats; un tank tourne le coin, c'est un tableau de guerre. On avance d'un pas, l'angle de vision change, la même affiche montre le même immeuble restauré, à son pied la terrasse d'un café très animé, deux enfants passent à vélo: Beyrouth aujourd'hui..

Des affiches comme celles-là à Bagdad?

Le jour en est loin. Pour l'instant, quel que soit l'angle sous lequel on regarde ce pays, on voit juste les gravats. On voit un pays endeuillé et ensanglanté par un conflit confessionnel et ethnique qui fait 4000 morts par an, surtout des chiites tués par Al-Qaïda (bien que les milices chiites assassinent elles aussi allègrement).

Ce qu'on voit, c'est un pays plongé dans une crise politique invraisemblable. Rappelons, pour le folklore, qu'en septembre dernier le vice-président Tarek al-Hachémi était accusé d'avoir commandé à ses gardes du corps le meurtre d'une avocate, d'un général, de six juges, du directeur général du ministère de la Sécurité nationale et du directeur du zoo de Babylone (c'est une blague, y'a pas de zoo à Babylone)... Depuis, condamné à mort, Hachémi s'est réfugié en Turquie, qui refuse de le rendre à la justice irakienne.

Plus sérieux, et plus lourd de conséquences, le soutien inopportun (du moins du point de vue occidental) du gouvernement du premier ministre al-Maliki (chiite) au régime de Bashar al-Assad, le voisin syrien chez qui al-Maliki a longtemps vécu en exil. Avec pour conséquence une aggravation du clivage confessionnel - les sunnites et les Kurdes irakiens appuyant l'opposition syrienne.

On n'en sort pas, toujours et encore le conflit confessionnel. Il se trouve pourtant des gens, j'en suis, qui vous diront religion mon cul, tout cela est d'abord une question de pouvoir...

Les chiites, qui constituent 60% de la population irakienne, ont été exclus du pouvoir depuis la création de l'État irakien - les Britanniques remettant ce pouvoir, lorsqu'ils ont quitté la Mésopotamie en 1932, à une minorité d'Arabes sunnites. Arriveront ensuite le Bass et Saddam Hussein, et alors s'ajoutera la persécution à l'exclusion.

Puis, tadam, les Américains débarquent avec leurs gros sabots, font l'équation simpliste sunnites = suppôts de Saddam, et ils installent les chiites (et les Kurdes) au pouvoir.

Les chiites sont de braves gens, ce n'est pas la question. Quand je vais en Irak, je mange, je dors, je respire, je pense chiite, sont plus pauvres, sont plus bordéliques, bref plus près de moi. Des braves gens, mets-en, mais se pourrait-il que majoritaires et au pouvoir pour la première fois depuis la création même de leur pays, se pourrait-il qu'ils en mènent un peu large?

Ce serait humain, non? Je dis pas que c'est bien, je vous explique.

(Bon, ici se termine ce reportage, mais je me rends compte à l'instant que j'ai complètement oublié de vous parler des élections régionales qui se tiennent ces jours-ci. Je vous reviens demain avec des analyses, des tableaux, des machins, ben non! C'est encore une blague. Qu'est-ce que je suis drôle. Allez, c'est fini.)