Le 12 septembre dernier, Liberté accueillait dans ses bureaux deux acteurs importants de la scène publique québécoise, Amir Khadir et André Pratte, afin de revenir sur les événements du printemps dernier et la question de la désobéissance civile. Nous vous présentons aujourd'hui un extrait de cette rencontre qui sera publié en décembre dans le prochain numéro de Liberté: «Manifestations, la politique hors les murs».

Liberté - La désobéissance civile était-elle justifiée lors du conflit étudiant?

Amir Khadir - [...] Quand on cherche à transformer la société, quand on pense que notre rôle en politique est de constamment faire évoluer les choses, que notre action politique doit tendre vers le progrès, rejeter ce qui est figé pour aspirer à quelque chose de meilleur, forcément, en allant au bout de cette logique, on ne recourt pas aux institutions qui, comme l'Assemblée nationale ou l'État, travaillent justement à maintenir le statu quo. Donc pour moi, la rue, et par extension la désobéissance civile, la résistance citoyenne, même à des lois votées par le Parlement, sont nécessaires pour faire bouger les choses. On a juste à regarder l'histoire des quatre ou cinq derniers siècles en Occident pour concevoir que la rue et la contestation sont parmi les sources les plus riches et les plus constantes de transformation sociale, et la désobéissance civile aussi. Il a d'abord fallu désobéir à certaines lois pour qu'elles changent ou disparaissent.

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André Pratte - Je crois qu'il faut tout de même faire attention à certains parallèles, surtout quand il est question de désobéissance civile. Il est vrai que celle-ci a joué un rôle majeur dans beaucoup de soulèvements populaires, de révolutions, etc. Mais c'était dans des contextes où la population n'avait pas d'autres moyens de se prononcer. Ce n'est pas le cas au Québec. Les gens ont les moyens de se faire entendre du pouvoir sans avoir recours à la désobéissance civile. Il n'y a aucun doute que ce qui s'est passé au printemps a créé une pression très forte sur le gouvernement Charest, et que cela a sûrement joué sur les résultats électoraux de l'automne, mais toujours est-il que les gens avaient la possibilité de se débarrasser du gouvernement Charest, et ils l'ont d'ailleurs fait. Que la population ait manifesté pour démontrer son mécontentement, je n'ai absolument rien contre cela, au contraire. Par contre, je ne crois pas que la situation soit suffisamment bloquée au Québec pour que désobéir aux lois soit le seul moyen de «renverser» le gouvernement.

A.K. - La désobéissance, dans ce contexte-là, n'avait à voir qu'avec le projet de loi 78. Il s'agissait de dire qu'une loi comme celle-là, inique, qui contrevient à certaines libertés fondamentales et qui est abusive, il faut la refuser. Ce n'était tout de même pas une désobéissance généralisée.

Liberté - Il y a pourtant eu certains gestes illégaux posés par les étudiants avant la loi spéciale: on a bloqué des ponts, des rues, il y a eu l'épisode des fumigènes dans le métro...

A.P. - Il n'y a pas eu que cela. Lorsque les tribunaux ont émis des injonctions, beaucoup de gens ont refusé d'obtempérer, des juristes ont même affirmé qu'on n'avait pas à leur obéir. Or, je pense que lorsqu'on bénéficie des avantages d'une société de droit, on ne peut pas décider tout d'un coup qu'une loi ou telle autre ne fait pas notre affaire.

A.K. - Moi, je pense que si le gouvernement Charest n'avait pas été aussi délégitimé par autant d'allégations, par un certain nombre de pratiques ou par l'usure du pouvoir, on n'aurait assurément pas observé cet appui. Pour que des juristes dénoncent une loi, pour qu'ils considèrent que c'est leur devoir d'aller jusque-là, il faut quand même un contexte extraordinaire.

[...]

Liberté - La question de la nature même de l'éducation a également polarisé le débat. Les uns affirmaient qu'elle est un enjeu collectif, puisqu'elle est une façon de faire passer notre héritage culturel et scientifique de génération en génération, tandis que les autres la considéraient comme un enjeu individuel, une façon d'obtenir une meilleure situation, un meilleur salaire.

André Pratte - Je ne pense pas que l'on puisse trancher aussi clairement et dire que l'éducation est soit un bien collectif, soit un bien individuel. L'investissement, en éducation, qu'il soit personnel ou étatique, est un bien individuel qui sert à la fois l'individu et la collectivité. La divergence fondamentale que j'ai avec des gens comme Amir, c'est que je refuse cette idée que la solidarité ou le sens du collectif n'appartiennent qu'aux gens qui se définissent comme étant à gauche. Je pense sincèrement qu'il est plus juste d'avoir des droits de scolarité qui connaissent des hausses raisonnables que de les geler ad vitam aeternam, ce qui, à mon avis, sert surtout ceux qui auraient les moyens de payer davantage. Maintenant, je conçois que l'on puisse être en désaccord total, mais je refuse que l'on dise que ma prise de position est individualiste.

Amir Khadir - Le contre-argument à cette vision de la hausse comme geste de solidarité sociale serait que le moyen le plus robuste et le plus fiable pour assurer l'équité, c'est l'impôt. Je dirais donc à ceux qui défendent la hausse pour des raisons de justice sociale que nous sommes reconnaissants de leur souci pour l'équité, mais que ceux qui sont habituellement les plus soucieux de l'équité, ceux qui vivent la plus grande proximité avec les classes sociales défavorisées, et qui représentent leurs intérêts, insistent pour dire que le meilleur moyen d'obtenir l'équité demeure l'impôt.

A.P. - Je ne suis pas d'accord.

A.K. - Ce n'est pas surprenant.

A.P. - L'augmentation des impôts a des limites. Si vous annoncez à une certaine catégorie de gens, de la classe moyenne supérieure par exemple, que l'on va augmenter leurs impôts de 3000 dollars par année, ils seront furieux. Et plusieurs d'entre eux trouveront le moyen de ne pas payer cette somme. Mais si vous dites aux mêmes personnes qu'elles ont besoin d'un examen médical pour diagnostiquer un cancer et que, pour 3000 dollars, dans une clinique privée, elles pourront passer tout de suite et avoir les résultats le surlendemain, elles paieront sans hésiter. L'attitude des gens qui paient pour un service, c'est extrêmement individualiste, je le conçois, mais il faut aussi être réaliste quant à la nature humaine.

A.K. - Je suis moins pessimiste que vous à son sujet... (rires)

A.P. - C'est amusant, j'avais précisément cette discussion avec un collègue l'autre jour. À mon avis, le fossé entre les gens qui sont plus à gauche et ceux qui sont plus à droite...

A.K. - ... c'est soit la naïveté, soit l'optimisme!

A.P. - Peut-être, mais c'est surtout une question de conception de la nature humaine.