À 15 minutes à pied du centre-ville de Burlington, la rue Prospect devient une piste cyclable en terre qui traverse le delta que fait la rivière Winooski avant de se jeter dans le lac Champlain. Un coin de campagne en pleine ville. Une douzaine de fermes maraîchères, la plupart bios, se partagent 350 acres de terres grasses appartenant à la Ville de Burlington et à Intervale, une organisation communautaire à but non lucratif.

Les gens de Burlington vont s'y promener, faire courir leur chien. Dans la section des jardins communautaires, Phil était venu ramasser ses derniers poireaux, ses dernières pommes de terre, protégées par des sacs de jute. Aussi quelques plants de choux de Bruxelles qui avaient, eux, grandement souffert des gelées des dernières nuits. Son jardin est près du chemin, j'ai vu les poireaux en passant à vélo. Ciel, des poireaux!

Ce n'est pas un légume très patriotique que vous cultivez là, monsieur! Romney peut bien avoir perdu et l'Amérique s'en aller chez le diable et les socialistes si les Américains se mettent maintenant à manger des poireaux!

Phil est illustrateur de livres pour enfants. Il vient de l'autre bout du pays, de Eugene, en Oregon. Il a voté Obama, bien sûr - deux Vermontois sur trois ont voté Obama -, mais il ne croit pas, comme cela se dit un peu partout, que les républicains ont perdu parce qu'ils n'ont pas vu que l'Amérique est en train de changer. L'Amérique ne change pas tant que ça, soutient Phil. Les Américains sont toujours conservateurs et s'incarnent très majoritairement dans les valeurs des petits commerçants et des petits entrepreneurs...

Les républicains ont perdu essentiellement parce qu'ils sont bêtes. S'ils étaient moins bêtes et moins grandes gueules, un peu plus près de leurs valeurs, celles du coeur, les démocrates modérés auraient voté avec eux, cette fois.

Vous?

Non, pas moi. Moi, je suis un radical, un mangeur de poireaux.

On a parlé encore longtemps, mais surtout de vélo; de Montréal, qu'il a enfin découvert après avoir préféré Québec; de son fils journaliste sportif sur la côte Ouest, de Lance Armstrong, des Pats, des Bruins et des Celtics, et de l'alerte au feu, ce matin, au Barnes&Noble de la rue Dorset...

Hein! Vous y étiez aussi?

J'étais en train de bouquiner dans la section des animaux quand l'alarme a sonné. Je suis sorti avec le livre que je feuilletais sans le payer.

Moi aussi, sans payer! Des poèmes de Jim Morrison, The American Night. Vous?

Une histoire de chien. Une dame qui va promener son chien pour la dernière fois. Cela s'appelle The Last Walk. C'est pour offrir à une amie dont le chien va mourir. Vous avez un chien?

Dix chats.

LE PREMIER MATIN - À la boulangerie Klinger's, où je vais chercher mes scones, le monsieur avant moi a commandé un café deux tiers déca et un tiers ordinaire. C'est possible?

Normalement non, a dit la boulangère, mais ce matin, pourquoi pas? C'était le lendemain d'Obama. Toutes les tables étaient occupées par des hommes blancs qui lisaient le Burlington Free Press, dans lequel Bernie Sanders racontait ce qu'il ferait ce matin-là s'il était Obama.

Bernie Sanders venait d'être réélu sénateur avec deux tiers des voix comme Obama, comme le café deux tiers déca du monsieur. Bernie n'est pas démocrate, il est indépendant et socialiste, le seul socialiste au Congrès américain. Bernie disait dans le journal que, s'il était Obama, il leur rentrerait dedans pas à peu près, aux ploutocrates qui ont mis des millions dans la campagne de Romney. Pif, paf! Tiens, toi.

Moi, ce que je ferais ce premier matin, si j'étais Obama? J'appellerais Foglia à Frelighsburg: Ici le président des États-Unis, lalalèreu.

LA SOLITUDE - De chez moi au bureau il y a 85 kilomètres. De chez moi à Burlington, il y a 85 kilomètres aussi. Je vais plus souvent à Burlington parce que le chemin est plus beau, mais aussi parce que, au bureau, je ne connais presque plus personne. À Burlington, je connais presque tout le monde. J'exagère, mais c'est vrai: je connais les libraires de chez Barnes&Noble, je connais les serveuses de chez Leunig's, je connais les vendeurs du Skirack, qui est surtout un magasin de vélo. Maintenant, je connais Phil, le mangeur de poireaux d'Intervale.

Je connais aussi la toute jeune fille qui tient le Crow Bookshop de la rue Church, où je vais attendre que se libère une table au Leunig's, un peu plus bas.

La dame qui mange seule à la table voisine de la mienne, je ne la connais pas, mais un peu tout de même. Oui, celle avec de grosses lunettes qui a l'air d'un iguane. Je ne la connais pas, mais je la connais. Elle a entre 55 et 60 ans, elle est un peu pompette (son troisième verre de vin). Non, non, pas de laisser-aller, au contraire, elle se raidit de verre en verre. À tous les coups, elle est prof de philo ou de linguistique à l'université. Vous voulez que je le lui demande?

De toute façon, il y a 40 000 habitants à Burlington, dont 10 000 étudiants, il y a plus de chances que celle-là soit prof de quelque chose que conductrice de grue. Je sais, on dit grutière, mais si j'avais écrit grutière, vous auriez dit: c'est quoi, ça, grutière? Vous n'êtes jamais contents et c'est moi qui passe pour un grognon.

Tant qu'à ça, moi aussi, je suis tout seul dans ce resto, le Pistou, un peu froid, qui se la joue New York, poulet sur un lit de polenta blanche. Comment ça elle est blanche, votre polenta? Je vais demander au chef, m'a dit la serveuse. Le chef lui a dit n'importe quoi qu'elle m'a répété.

Le Pistou parce qu'il y avait une trop longue attente au Leunig's, où j'ai mes habitudes. Mais non, je ne m'ennuie pas. Je feuillette The American Night. Il a un truc, Morrison, il fonde sa poésie dans la répétition répétitive. Avec la musique, juste en changeant un accord, ça peut faire mystico-mystique, City of Night, City of Night, City of Night, City of Night... Mais sans la musique, à plat sur la table, dans un restaurant un peu froid avec un iguane pour voisine, ça fait soliloque de la loque: so alone, so alone, so alone, so alone.