De la porte de Versailles (c'est à Paris) à Colebrook, un bled situé si au nord du New Hampshire qu'on est presque au Canada, il y a facilement trois fois la distance de la Terre à Lune. Qu'est-ce qui a pris Marc Ounis, qui habitait à la porte de Versailles, d'aller faire du pain à Colebrook?

Il n'était même pas boulanger. J'ai oublié de lui demander ce qu'il faisait avant, toujours est-il qu'il a appris la boulange, et là, il a rencontré une femme qui s'appelle Verlaine, Verlaine Daeron, qui, elle, était pharmacienne, mais qui voulait devenir boulangère aussi.

Permettez-moi une parenthèse. Moi, mes fiancées se sont toujours appelées Nicole ou Monique. Une anglo, une fois, Nancy - Nancy Smith, en plus! Lui: Verlaine Daeron. Il y a des gens qui vivent dans un roman, c'est pas juste.

Verlaine et Marc projetaient d'ouvrir une boulangerie dans le Maine; les voilà qui remontent le Vermont, traversent la rivière Connecticut, arrivent à Colebrook, font un tour sur la Main et... Et tombent amoureux de Colebrook?

Ben non. Tu ne tombes pas amoureux de Colebrook. Tu t'y arrêtes pour acheter des Tylenol si t'as mal à la tête. Eux, c'était pour se délier les jambes. Un type marchait derrière eux, un franco - le village est plein de francos: Lemieux Garage, Parizeau Funeral Home. Le type les interpelle: Vous parlez français! D'où venez-vous? Paris! Une boulangerie! Dans le Maine! Pourquoi pas ici?

Un roman, je vous dis. Ils passaient justement devant un bâtiment à l'abandon, une ancienne banque, repris par la municipalité pour non-paiement de taxes. Achetez ça, leur dit le type.

Ils l'ont acheté à l'encan. Superbement retapé, peint en jaune, ont ajouté un portail pour fermer la cour. Depuis 12 ans, c'est Le Rendez-vous, french bakery et café, 121 Main, Colebrook.

Quand ils ont ouvert, tout le village leur a apporté des fleurs. Et quand, il y a deux ou trois ans, l'ambassade des États-Unis à Paris n'a pas renouvelé le visa de Verlaine parce qu'on estimait que sa contribution à l'économie américaine était trop marginale, tout le village a protesté. Deux sénateurs ont porté la cause, l'ambassade est revenue sur sa décision. Le New York Times en a parlé, les télés sont venues.

On ne se racontera pas d'histoires, ce n'est pas Première Moisson, cette boulangerie. Si elle vend une vingtaine de baguettes par jour, c'est beau. Mais elle vend aussi du chocolat belge, du thé, des pâtisseries.

Ambiance feutrée, piano, boiseries, meubles d'époque, on se croirait dans le salon d'une maison close très huppée qui ferait boulangerie en même temps, des baguettes dans un panier, et des miches, bien sûr (s'cusez-la).

Le café était parfait; la tarte aux abricots, pour une tarte de boulanger qui était même pas boulanger avant, était irréprochable. Sur une table basse, Le Figaro de l'avant-veille, Le Canard enchaîné et le Herald Tribune (le quotidien américain de Paris). En fond sonore, La complainte de la butte - pas la version où Rufus Wainwright se trompe en disant mon rêve épanoui au lieu d'évanoui, ça m'énerve, son rêve peut pas être épanoui: son amour s'en va. Anyway.

Les élections? Oui, oui, j'y viens. Je vous ai tout dit, l'autre jour, notamment qu'Obama sera battu. Le New Hampshire, démocrate la dernière fois, va virer Romney. Colebrook? Romney aussi. Marc? Marc, c'est Obama, j'en suis presque sûr. Vous voulez que je lui demande?

Marc? Marc, je reprendrais bien un peu de tarte aux abricots, s'il vous plaît.

LIVRE FREE OR... FRY - C'est l'histoire d'une dame du comté de Coös - le comté de Colebrook -, une dame qui aime bien Romney et qui aime bien aussi Clint Eastwood. Alors elle a mis dans son parterre une grande pancarte Romney-believe-in-America et, à côté de la pancarte, une chaise censée évoquer le sketch d'Eastwood parlant à une chaise vide à la convention républicaine l'été dernier. Bref, l'autre nuit, quelqu'un a enseveli la chaise sous une montagne de crottin de cheval.

La madame était pas contente. Je me suis mis à rire. Le monsieur qui racontait l'histoire à son voisin s'est tourné vers moi:

Ça vous fait rire?

Ben, c'est pas triste.

C'était au resto Ray and Debbie, pour le petit-déjeuner. Patates rissolées, oeufs, saucisses. Le pain est maison et la serveuse maternelle, comme il se doit.

Est-ce que ça parle un peu d'élection, chez vous?

Ça parle plus de la chasse à l'orignal. Ça parle beaucoup de la Northern Pass. Vous n'êtes pas avec Hydro-Québec, toujours?

La Northern Pass Transmission est un projet de ligne haute tension pour mener l'électricité d'Hydro-Québec à la Nouvelle-Angleterre, un projet de 1 milliard qui se heurte à une très vive opposition au New Hampshire. La moitié des citoyens ne veulent pas de ces pylônes de 180 pieds sur leurs montagnes. Cela se fera quand même, bien sûr. Un peu partout sur la route, des affiches tournent en dérision la devise de l'État. «Live free or die» est devenu «Live free or fry» ! Quelques pancartes sont plus directes encore, dont une à la boulangerie de Marc: Hydro Quebec stop bullying New Hampshire.

Non, madame, je ne suis pas un ingénieur d'Hydro.

LA POLITIQUE - On est en train de construire à Colebrook une usine où l'on fabriquera des gants de plastique. Battre les Chinois dans le gant de plastique? C'est pas si fou, paraît-il. Le dollar qui baisse, le yuan et les salaires chinois qui montent, et de plus en plus d'Américains qui réalisent que, au-delà du patriotisme, le label «made in America», c'est d'abord des jobs.

Justement, ce qu'on reproche le plus à Obama, les jobs perdus, le chômage (8%, 13 millions de chômeurs), c'est pourtant là-dessus qu'il s'est le plus battu et montré le plus créatif. Dans deux ans, quand la machine sera vraiment repartie, on oubliera qu'elle était arrêtée quand Obama a pris le pouvoir, en 2008, et que c'est lui qui l'a relancée.