Armstrong, vous êtes tannés? Dommage parce qu'il reste tant à dire, à s'étonner. À s'indigner? Oh pour ça vous n'avez pas besoin de moi, juste dire dopage et vous voilà tout courroucés.

Je m'étonne disais-je. Vous allez rire. Je m'étonne de l'Amérique qui s'est fait fourrer par Armstrong pendant 10 ans exactement comme je me suis fait fourrer par Jeanson. Et pour la même raison: le syndrome de la montagne. Je vous en ai déjà parlé. J'y reviens.

J'ai couvert la presque totalité des tours de France de Lance Armstrong. Comme mille autres journalistes, après chaque étape nous nous retrouvions dans le même centre de presse temporaire, salle de congrès, gymnase ou chapiteau dressé au sommet d'une montagne où Lance venait encore d'arriver premier. Nous étions dans l'urgence du deadline, dans la fébrile rédaction du nouvel exploit du monstre, je vais sans doute exagérer, mais pas tant que cela, nous étions mille je l'ai dit, 997 savaient qu'Armstrong était dopé à l'EPO (les autres coureurs aussi, mais je parle ici d'Armstrong).

On n'avait aucune preuve bien sûr, on n'en avait pas besoin non plus. On avait eu notre cours EPO-101 en accéléré trois ans avant avec le Danois Bjarne Riis, premier vainqueur du Tour à l'EPO. Avaient suivi Ullrich, Pantani, et l'affaire Festina à travers tout ça. Alors quand Armstrong a surgi en 1999 dans la montée de Sestrières, première étape de montagne de son premier Tour, on a tous su qu'il carburait aussi à l'EPO. C'était aussi facile à voir que de faire la différence entre un vélo et une moto.

Neuf cent quatre-vingt-dix-sept sur mille savaient. Et les trois autres alors? Des nonos?

Non, pas des nonos. Des Américains.

Ah ah! Des Américains qui ne connaissaient strictement rien au vélo?

Au contraire ils étaient parmi les meilleurs d'entre nous. Deux surtout. Pour l'écriture je référais aux journalistes de L'Équipe, pour la connaissance profonde du vélo je référais à ces Américains. Je ne m'installais jamais très loin d'eux dans les salles de presse temporaires. Pertinents et aimables, des amours.

Mais qui, tous trois, juraient qu'Armstrong n'était pas dopé. Pas le moindre doute. Leur main à couper. Patriotisme mal placé? Je viens de vous dire que ce n'était pas des nonos. Des amis d'Armstrong alors? On s'approche. Pas des amis, mais ils y avaient accès relativement facilement, entre Armstrong et eux passait un courant de sympathie.

Le même courant de sympathie qui passait entre moi et Geneviève Jeanson. D'où le syndrome de la montagne, auquel on pourrait donner mon nom puisque je suis le premier à l'avoir formulé, syndrome de Foglia comme on dit syndrome de Down sauf qu'il ne s'agit pas de trisomie 21 - un peu quand même - il s'agit d'aveuglement.

La théorie tient en une phrase: quand t'es sur la montagne tu ne la vois pas. Tu vois bien les montagnes autour, mais pas celle-là. Je voyais bien, comme tout le monde, qu'Armstrong était gelé, pas Jeanson.

Cela vaut pour les trois Américains. Cela vaut pour les proches des athlètes dopés. Cela vaut pour leurs enfants, leurs épouses. Mais ce qui est proprement stupéfiant, c'est que cela a valu aussi, pendant 10 ans au moins, pour 310 millions d'Américains.

Le même syndrome «de la montagne», la même rhétorique qui se nourrit essentiellement de proximité et de sympathie. Et pour Armstrong, d'adulation. Qui serait allé chercher des poux sur la tête du superhéros qui faisait la guerre au cancer après en avoir triomphé lui-même?

Hier, après avoir répété l'avant-veille encore qu'elle croyait Armstrong innocent, hier Nike a fini par lâcher son plus prestigieux client devant «l'insurmontable évidence». Nike reste à Livestrong mais a demandé à Lance de se retirer de la présidence. Parlant du syndrome de la montagne Nike n'était pas sur la montagne elle était partie de la montagne

En 2005 au lendemain de la septième victoire de Lance, le journal L'Équipe publie les procès-verbaux de résultats d'analyses qui font état de six échantillons d'urine d'Armstrong avec de l'EPO dedans. Échantillons prélevés en 1998 et 1999. La façon dont ces échantillons ont été retrouvés, authentifiés et l'information coulée à L'Équipe n'honore ni les journalistes ni les chercheurs de la lutte contre le dopage. Reste que c'est bien du pipi d'Armstrong avec de l'EPO dedans. Ces échantillons qui ont fait l'objet d'une saisie judiciaire sont conservés au laboratoire de Châtenay-Malabry depuis 2005.

Cela fait sept ans que L'Équipe a sorti cette preuve-là. Trois cent dix millions d'Américains se sont assis dessus. Il ne s'est trouvé personne aux États-Unis, pendant sept ans, pour se demander pourquoi Armstrong n'autorise pas une identification ADN de son pipi qui mettrait fin à la discussion. Personne non plus pour demander à l'Agence mondiale antidopage ce qu'elle pense du rapport de complaisance que l'UCI a commandé à propos de ces échantillons: elle pense que c'est une honte, elle pense que l'UCI est une honte.

Armstrong a mené l'Amérique par le bout du nez... et du coeur pendant 10 ans. Je suis bien mal placé pour m'en étonner. Je m'en étonne quand même. Un nono, bon. Trois nonos, mettons. Mais 310 millions de personnes?