La fatwa condamnant à mort Salman Rushdie a été prononcée par l'ayatollah Khomeini en février 1989, cinq mois après la publication des Versets sataniques. La dernière fois qu'elle a été renouvelée (avec une prime augmentée à 3,3 millions $US), c'était il a trois semaines, au moment où l'écrivain publiait ses mémoires, Joseph Anton, une autobiographie.

Joseph Anton est son nom de guerre, le pseudonyme que les services secrets britanniques ont utilisé pour assurer sa protection.

Il est difficile de faire le tour complet de cette épopée, tant elle annonçait de bouleversements mondiaux et de reculs de civilisation. L'affaire des Versets sataniques illustrait en effet une mutation politique de l'islam dont Rushdie, un «musulman laïque» élevé dans la tolérance, dresse un bilan à l'évidence sévère. Elle présageait une nouvelle forme de violence - voir les caricatures danoises, Theo van Gogh ou les bouddhas de Bamiyan - dont le 11 septembre 2001, dans sa dimension symbolique, représente à ce jour le plus haut fait d'armes.

Enfin, elle amorçait le retour en force de la notion de blasphème, le nom de guerre le plus ancien de la censure.

Depuis qu'on a ouvert cette brèche, en effet, l'ONU ne cesse d'entendre avec bienveillance des appels à la condamnation du blasphème; ils ont été plus stridents que jamais lors du dernier défilé des chefs d'État à la tribune de l'Assemblée générale, en septembre. Dans le débat public, prononcer le mot «islamophobie», un terme mis à la mode par l'affaire des Versets sataniques, est le plus sûr moyen d'imposer le silence. Des théologiens, penseurs et cadres supérieurs des autres religions constituées ont sauté avec délectation dans le train de la répression du discours critique.

De sorte qu'il est devenu coutumier, presque admis, que le blasphème et sa petite soeur, l'offense, amènent de dures représailles, comme ce fut le cas encore tout récemment.

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Cependant, bien que tous ces événements, violences, censures et reculs soient considérables, ce n'est pas surtout ce qu'on retient du compte-rendu que fait Rushdie-Anton de ses années de réclusion forcée.

Ce qui frappe, c'est la reddition sans conditions dont se rendirent coupables des gouvernements, dont celui de Margaret Thatcher, muet et immobile pendant toute l'affaire. Mais aussi des éditeurs, artistes, littérateurs, penseurs et journalistes - pour un, le journal britannique The Independant, impeccablement de gauche, pencha plutôt du côté des ayatollahs. Or, contrairement aux gouvernements, les gens de plume, de création et d'idées n'ont pas d'intérêts à protéger. Ou plutôt ils en ont un, un seul: leur survie est intiment liée à celle de la liberté d'expression.

Faut-il donc parler en ce cas de psychose suicidaire? De syndrome de Stockholm? Il y a là un mystère que même Salman Rushdie n'est pas parvenu à percer.