Il n'y a pas que les Montréalais qui ont sorti leurs casseroles et leurs cuillères de bois pour faire retentir leur mécontentement. Les actionnaires de plusieurs entreprises établies du Canada inc. ont trouvé une façon silencieuse de faire grand bruit. En votant contre.

Peu avant son assemblée annuelle jeudi, Astral Média a préféré retirer à Ian Greenberg l'extraordinaire prime de rétention de 25 millions que le conseil d'administration lui avait versée, plutôt que de la soumettre à un vote des actionnaires qu'elle savait perdu d'avance. Cette prime, rappelons-le, devait s'ajouter à l'indemnité de départ de 5,9 millions qui sera versée au président et chef de la direction d'Astral.

Depuis le début mai, c'est la troisième fois qu'une entreprise décide de faire marche arrière à la dernière minute. Si leurs projets et circonstances diffèrent, ces sociétés avaient une chose en commun: la crainte de se faire humilier en public avec le rejet d'une proposition soumise à l'approbation des actionnaires.

La semaine dernière, le Canadien Pacifique a rendu les armes au terme d'une longue bataille de procurations contre Bill Ackman, un investisseur américain belliqueux. Devant l'imminence de leur défaite, six administrateurs du CP ont retiré leur candidature, dont le président du conseil, John Cleghorn, cet ancien dirigeant de la Banque Royale du Canada qui a longtemps paru inamovible. Ils ont laissé leur siège aux candidats dissidents proposés par le fonds Pershing Square Capital Management.

Tout récemment encore, le groupe de télécommunications Telus a retiré à quelques heures de son assemblée annuelle son projet qui visait à refondre son capital en se débarrassant de ses actions sans droit de vote. Mason Capital Management s'opposait à cet échange d'actions à raison de une contre une qui aurait dépouillé les détenteurs d'actions avec droit de vote de leur prime historique.

De tels affrontements auraient été impensables il y a peu de temps encore, alors que les désaccords entre les sociétés et leurs grands actionnaires se réglaient derrière les portes closes, sauf en de rares exceptions. C'était la manière canadienne de faire les choses. Une discrétion qui se démarquait des rivalités américaines qui se jouaient en public.

Qu'est-ce qui a changé? L'on pourrait croire que ce sont les fonds spéculatifs américains qui se plaisent à brasser les conseils d'administration canadiens. L'on pourrait croire que les services consultatifs qui guident les votes des investisseurs institutionnels comme ISS et Glass Lewis & Co exercent une influence plus grande en s'intéressant davantage aux entreprises canadiennes.

Mais le fait est que de plus en plus d'investisseurs institutionnels d'ici font entendre leur voix, que l'on songe à la firme montréalaise Jarislowsky Fraser, au Régime de retraite des enseignants de l'Ontario (Teachers') ou à la Caisse de dépôt et placement du Québec, jadis si discrète.

Par exemple, la Caisse et Jarislowsky Fraser ont toutes deux critiqué publiquement SNC-Lavalin, qui a perdu la trace de 56 millions US versés à des lobbyistes fictifs tout en comptabilisant au mauvais endroit ces paiements. Jarislowsky a aussi égratigné le conseil d'Astral.

Ces investisseurs institutionnels n'ont plus de patience envers les conseils d'administration qui se montrent complaisants envers les hauts dirigeants, en dépit de résultats insatisfaisants ou d'égarements éthiques. Après des années de performances boursières inégales, les relations copains-copains entre le conseil et la haute direction sont aussi mal vues que les convives qui mettent leurs pieds sur la table.

Évidemment, pour s'opposer à la décision d'une entreprise, les actionnaires doivent avoir l'occasion de se prononcer. Ce qui n'arrive pas souvent.

Le conseil d'Astral a eu la décence de soumettre la controversée prime de rétention d'Ian Greenberg à un vote des actionnaires. Ce qui n'est pas le cas de SNC-Lavalin, qui a versé une indemnité de départ de 4,9 millions de dollars à Pierre Duhaime plutôt que de s'y opposer en invoquant un licenciement avec préjudice de son ancien président.

SNC-Lavalin a adopté le vote consultatif sur la rémunération à sa dernière assemblée annuelle. Mais comme cette consultation ne commencera pas avant l'an prochain, les actionnaires de la firme d'ingénierie n'auront pas l'occasion de s'exprimer sur cette indemnité controversée.

Ce sont les questions de rémunération qui mettent le plus souvent le feu aux poudres. Mais, contrairement aux États-Unis, au Royaume-Uni et à l'Australie, les autorités boursières du pays ne forcent pas les entreprises canadiennes à tenir un vote consultatif sur cette question.

Après avoir jonglé avec l'idée d'imposer ce que les anglophones appellent le «say on pay», les commissions des valeurs mobilières du pays ont malheureusement préféré laisser le choix aux entreprises. Avec les résultats que l'on connaît. Seule une minorité d'entreprises permettent à leurs actionnaires de s'exprimer sur la rémunération de la haute direction, dans des conditions très circonscrites.

Le vote consultatif ne règle pas tous les excès. Par exemple, David Simon chef de la direction de Simon Property, un exploitant de petits centres commerciaux aux États-Unis, a vu sa rémunération enfler à 137 millions US l'an dernier! De cette somme, rapporte Associated Press, 132 millions représentent des options d'achat d'actions.

Les actionnaires de Simon Property viennent de rejeter à 73% cette rémunération stratosphérique. Malgré tout, l'entreprise a jugé essentiel de lui verser cette somme pour s'assurer que David Simon, qui préside depuis 17 ans l'entreprise cofondée par son père et son oncle, ne fasse défection!

La peur du ridicule n'est pas infaillible. Mais disons que la crainte de perdre la face en assemblée générale, avec le rejet de sa proposition, est un incitatif drôlement puissant pour faire les choses correctement.