À la dernière minute, les administrateurs de SNC-Lavalin sont entrés en bande, en serrant les rangs. Comme si la force du nombre pouvait les prémunir des coups à venir.

Ils affichaient leur plus belle tête d'enterrement. Pourtant, ils s'en faisaient pour rien. Dans cette salle de conférence feutrée de la chambre de commerce de Toronto, dont les murs d'un blanc aseptisé sont ornés de lourds rideaux de velours bleu, aucun actionnaire n'a déchiré sa chemise. Même si leurs actions ont chuté de 38% depuis l'été dernier.

Même si des paiements irréguliers de 56 millions de dollars ont entraîné le renvoi du président, le retraitement des résultats, le déclenchement d'enquêtes policières et l'arrestation d'un ancien vice-président pour fraude et blanchiment d'argent.

Seule une amie de Cynthia Vanier a créé la commotion. Elle a dénoncé l'insensibilité de la firme d'ingénierie, qui se lave les mains du sort de cette consultante ontarienne. Cynthia Vanier est emprisonnée au Mexique depuis l'automne en raison du mandat qu'elle exécutait pour le compte de SNC. «Vous n'avez pas honte», a tonné Catherine Allen, qui s'était infiltrée parmi les actionnaires.

Les autorités mexicaines reprochent à Cynthia Vanier d'avoir comploté pour faire entrer clandestinement au Mexique des membres de la famille de l'ex-dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Personnage central de cette histoire rocambolesque, Cynthia Vanier est-elle une victime? Disons que je ne parierais pas ma maison là-dessus.

De la même façon, SNC-Lavalin est-elle une victime innocente de Riadh Ben Aïssa, l'ancien grand patron de la division construction, et de son complice présumé Stéphane Roy? C'est pourtant ainsi que la firme cherche à se dépeindre.

«Nous sommes déterminés à aller au fond de toutes les violations de la loi, y compris de toute fraude qui pourrait avoir été commise contre la société», dit le chef de la direction par intérim, Ian Bourne.

«Si un cadre supérieur essaie de cacher des faits et de duper [les autres dirigeants], vous n'aurez pas l'information», a dit Gwyn Morgan, président du conseil, en réponse à un actionnaire qui critiquait la faiblesse de la communication au sein de la haute direction.

Mais, SNC-Lavalin a-t-elle vraiment été bernée par un groupe très restreint de dirigeants qui sont passés du côté sombre? Ses administrateurs ont-il agi avec toute la célérité requise lorsqu'ils ont été mis au parfum des paiements suspects? Ici aussi, c'est un peu difficile à croire.

Les dirigeants de SNC ont reconnu qu'ils n'avaient aucune idée précise de ce sur quoi Riadh Ben Aïssa et Stéphane Roy travaillaient au quotidien. Tout ce qui comptait, au bout du compte, c'est que les nouveaux contrats en Afrique du Nord entraient avec la régularité d'un métronome.

Un délateur a fait parvenir une lettre au conseil de SNC-Lavalin en décembre pour l'alerter au sujet de paiements irréguliers. Habitué à recevoir de telles lettres, le conseil n'a pas immédiatement déclenché une enquête, a reconnu Gwyn Morgan. C'est à la suite des inquiétudes exprimées par des contrôleurs internes que le conseil a finalement déclenché son investigation, en février.

SNC-Lavalin a aujourd'hui fermé le dossier même si elle ignore où sont allés les 56 millions et ce à quoi ils ont servi. La raison: une entreprise n'est pas équipée pour mener ce type d'enquête. Soit. Mais il y a une industrie florissante en juricomptabilité qui recycle les anciens policiers. Pour un conseil qui dit vouloir «aller au fond des choses», se laver les mains de ces 56 millions est parfaitement incohérent.

Puis il y a la décision de verser l'indemnité de départ de 4,9 millions à Pierre Duhaime plutôt que de contester son contrat de travail en invoquant un licenciement avec préjudice. Même si c'est ainsi que la carrière de l'ancien président de SNC s'est terminée dans les faits, le conseil a voulu éviter un procès dans le «meilleur intérêt de l'entreprise», dixit Gwyn Morgan.

À l'évidence, le conseil craint les révélations potentiellement gênantes de Pierre Duhaime, qui n'a jamais donné sa version des faits.

Ainsi, les explications données hier n'ont pas réussi à faire taire les critiques exprimées par les deux premiers actionnaires de SNC, la firme Jarislowski Fraser et la Caisse de dépôt et placement du Québec.

Stephen Jarislowski a parlé d'une supervision inadéquate. La Caisse a quant à elle exprimé son «malaise» devant les allégations sérieuses dont la firme d'ingénierie fait l'objet et les réponses évasives fournies par SNC.

Au moins huit dirigeants chez SNC connaissaient l'existence des paiements irréguliers qui ont été acquittés sur une période de deux ans.

Du nombre se trouvaient quatre membres du bureau du président. Dont le chef de la direction financière, Gilles Laramée, qui s'était opposé aux paiements d'honoraires mais qui n'a pas osé en informer le conseil d'administration, même si son supérieur Pierre Duhaime a renversé sa décision. Gilles Laramée, qui est toujours en poste, doit pourtant attester de la véracité des résultats financiers de l'entreprise.

«Bien entendu, nous aurions aimé [qu'il nous en parle], a dit Gwyn Morgan. Mais dans le monde des entreprises, c'est au chef de la direction d'informer le conseil.» Et si celui-ci fait partie du problème?

Pour l'instant, les conséquences de ce scandale politico-financier ne se font pas encore sentir. Le carnet de commandes de SNC a même progressé au cours du premier trimestre de cette année pour s'établir à 10,5 milliards, grâce aux contrats du prolongement de l'autoroute 407 et de la rénovation de l'hôpital Sainte-Justine.

Mais vu la longue durée des soumissions, cela ne laisse rien présager de l'avenir. D'autant plus que les irrégularités ne sont vraisemblablement pas circonscrites, de l'aveu même du chef de la direction par intérim de SNC. «Il pourrait y avoir d'autres conséquences [...] et nous composerons avec elles quand elles surviendront», a dit Ian Bourne.

Inch'Allah!

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca