Chaque soir, quand il revient du travail, Loïc Chomel se fait poser la même question par Philippine, sa fille de 11 ans. «Alors, papa, est-ce que tu as rentré des commandes aujourd'hui?»

Et chaque soir, sa réponse est: non.

Loïc Chomel est le patron d'une PME spécialisée dans la fabrication d'équipement pour l'industrie de l'acier - le moteur industriel de la Lorraine, dans l'est de la France.

Il y a quelques années, ses affaires étaient florissantes. Il lui fallait 80 employés pour fournir de la chaudronnerie lourde aux usines sidérurgiques réparties dans un chapelet de petites villes dont les noms se terminent presque tous par «ange»: Gandrange, Hayange, Florange...

Mais c'était avant que le géant Mittal n'avale Arcelor. Avant, aussi, que l'industrie de l'acier ne se mette à battre de l'aile.

L'usine de Gandrange a fermé en 2009, un an après que Nicolas Sarkozy eut solennellement promis de la sauver. Puis, en octobre 2011, ArcelorMittal a fermé ses deux hauts fourneaux de Florange, ce qui a mis au chômage partiel la moitié des 2600 employés de l'usine.

Depuis, l'entreprise de Loïc Chomel s'enfonce dans les dettes. «Je n'ai pas le choix. Ou je recommence à faire des bénéfices, ou je ferme.»

Théoriquement, ArcelorMittal n'a fait que suspendre temporairement sa production de fonte. Mais les habitants de Florange ne se font pas d'illusions. «La sidérurgie, c'est fini», tranche Hervé Hoff, patron de la pizzeria Don Camillio que fréquentent les ouvriers de l'aciérie.

C'est là que j'ai rencontré Loïc Chomel, hier. Auparavant, je m'étais attablée avec un groupe d'employés de l'usine. La mine sombre au-dessus de leur lapin à la moutarde, ils disaient s'attendre au pire. Et le pire, ce serait que les hauts fourneaux ne soient jamais rallumés. Et que les autres unités de production ferment progressivement, elles aussi.

En comptant les sous-traitants de l'usine et les nombreux emplois indirects, 10 000 personnes seraient alors menacées de chômage dans la région.

«Ça va devenir un désert, ici», a prédit l'un de mes compagnons de table.

«Si l'usine ferme définitivement, nous deviendrons une région morte, ça fait peur», m'avait dit un peu plus tôt une dame croisée devant l'église de Florange.

Un enjeu électoral

Le maire de Florange, Philippe Tarillon, reconnaît qu'un nuage de désespoir plane sur sa ville. «Les gens ne croient plus à rien.» Mais il refuse de sombrer dans le pessimisme. Et il se démène pour propulser la survie de l'industrie sidérurgique de la Lorraine au coeur de la campagne présidentielle.

Ce socialiste convaincu, qui affiche une photo de François Mitterand dans son bureau, met tout son espoir dans un projet européen de captage de carbone qui pourrait peut-être sauver les meubles.

Mais ce sont les trois syndicats représentant les employés d'ArcelorMittal à Florange qui ont vraiment réussi à transformer les problèmes de Florange en un enjeu électoral.

Leur marche sur Paris et leur «village gaulois» aménagé près de l'usine ont attiré à Florange les médias du monde entier.

Du coup, Florange est devenue le symbole de la lutte de David contre un Goliath multinational. Symbole, aussi, de la menace que les délocalisations font peser sur les emplois industriels en France.

En visite à Florange, le candidat socialiste François Hollande a promis de faire voter une loi pour empêcher les fermetures de sociétés encore rentables - ce qui serait le cas de l'usine de Florange. Le leader syndical Frédéric Weber, de la CFDT, est d'accord. «Je ne comprends pas comment on peut justifier la fermeture d'une entreprise encore rentable sous prétexte qu'elle doit l'être encore plus.»

Nicolas Sarkozy, lui, n'a pas mis les pieds dans la région. Mais il a promis 17 millions pour aider l'usine à rénover ses installations.

Discrédité par sa tentative de sauvetage ratée de l'usine de Gandrange, mais aussi par ses discours antisyndicaux, y compris ses déclarations sur le «vrai travail», Nicolas Sarkozy n'a pas la cote à Florange. Il y est arrivé troisième au premier tour, sept points derrière Marine Le Pen, qui a décroché 26% - un score record.

François Hollande est arrivé premier, avec 33%.

Le patron du Don Camillio, Hervé Hoff, a voté Le Pen. «La vraie raison, c'est que je ne supporte plus les Arabes», explique-t-il.

Loïc Chomel, lui, a voté pour Sarkozy. Si le climat économique est si «morose», juge-t-il, c'est entre autres parce que les charges sociales des PME sont trop lourdes. Ce n'est pas un président socialiste qui va les alléger...

Mais le sentiment dominant, à Florange, c'est un fatalisme résigné. Les gens croient que la sidérurgie est condamnée, peu importe l'issue du vote.

«Quel que soit le président élu, il n'aura pas le poids pour empêcher ArcelorMittal de licencier comme il veut», dit Nicolas Zaugra, rédacteur en chef du site d'information Lor'actu.

À la sortie de Hayange, les syndicats ont accroché un gros SOS sur la statue de la Vierge qui surplombe la ville. Une façon de dire que seul un miracle pourrait encore sauver une industrie qui a longtemps fait la fierté de la région.