Le tableau était d'un réalisme cru.

À l'extérieur du Musée des beaux-arts, des centaines d'anciens employés d'Aveos jetés à la rue manifestent contre ceux qu'ils tiennent responsables de leurs malheurs.

À l'intérieur, les architectes de la restructuration d'Air Canada, protégés par des agents de sécurité, se réunissent derrière des portes closes pour approuver la dissolution d'ACE Aviation, l'ancienne société mère du transporteur montréalais et de sa filiale de révision des avions.

Les dirigeants d'ACE ne sont pas repartis avec les 300 millions de dollars qui découlent de la liquidation de ce holding dans leur attaché-case. Cet argent leur sera discrètement acheminé au cours des prochaines semaines. Loin du centre-ville mouvementé et de ses protestataires survoltés.

ACE a été créé en 2003 au moment où Air Canada s'est mis à l'abri de ses créanciers dans l'espoir de redécoller avec une dette allégée de 10 milliards de dollars.

C'est de là que part la confusion originale. Le premier objectif d'ACE, ce n'était pas de faire d'Air Canada un transporteur viable à long terme. Au départ, l'écrasante majorité des actionnaires d'ACE (85%) étaient d'anciens créanciers qui ont mangé leurs bas. Et ce qu'ils cherchaient à faire, d'abord et avant tout, c'est de revoir la couleur de leur argent.

Les autres? Outre le management, avec une petite participation, se trouvait le fonds d'investissement privé Cerberus, qui tire son nom de Cerbère, le chien à trois têtes qui, dans la mythologie grecque, garde les portes des Enfers. Ce fonds new-yorkais, il va sans dire, ne fait pas dans la charité.

Toutes les décisions prises par ACE au cours des neuf dernières années ont donc été teintées par cette considération: comment retrouver son fric au plus vite?

Pour y arriver, il fallait qu'Air Canada poursuive ses activités. Mais cela signifiait aussi que les dirigeants d'ACE, Robert Milton en tête, pouvaient prendre des décisions à courte vue. Après nous le déluge.

Outre Air Canada, le holding ACE a placé toutes les anciennes divisions du transporteur sous son parapluie: les services techniques d'Air Canada, son programme de fidélisation Aéroplan, son transporteur régional Jazz. Ces filiales ont été mises en vente selon cette logique qui est propre aux fonds d'investissement privé: les parties valent plus que le tout réuni.

Entre 2004 et 2011, ACE a ainsi récolté 4,5 milliards.

Or, à l'exception d'Aéroplan et, dans une moindre mesure, du transporteur régional Jazz, le bilan de cette réingénierie est désastreux.

Prenons Air Canada, le plus gros morceau. Si une partie de l'argent récolté a été réinvestie dans le rajeunissement de la flotte et les nouveaux systèmes de divertissement, le transporteur n'a pas fière allure.

Après avoir perdu 25 millions en 2010, Air Canada s'est enfoncé avec une perte nette de 250 millions sur des revenus de 11,61 milliards en 2011. Le transporteur a certes joué de malchance avec la hausse du prix du carburant et le ralentissement de l'économie mondiale. Mais, sans la stabilité que lui procurait Aeroplan, Air Canada est nettement plus vulnérable aux imprévus.

De plus, les relations de travail chez Air Canada sont particulièrement empoisonnées. Le transporteur réclame de nouvelles concessions pour redevenir concurrentiel et souhaite lancer un transporteur à rabais.

Mais il est effronté de réclamer plus à des employés qui ont sacrifié beaucoup de leurs acquis depuis 10 ans quand l'exemple ne vient pas d'en haut.

Calin Rovinescu est sur le point d'empocher sa «prime de maintien en fonction» de 5 millions après trois années comme président d'Air Canada. Son prédécesseur et grand patron d'ACE, Robert Milton, a touché 80 millions pour ses années de service, selon une compilation de La Presse Canadienne.

Les interventions de la ministre fédérale du Travail, Lisa Raitt, dans les négociations ont aussi jeté de l'huile sur le feu. Pilotes qui se déclarent malades, bagagistes qui protestent: uniquement depuis un mois, les vols d'Air Canada ont été perturbés trois fois.

Certains, comme l'agence Standard&Poors, craignent que ces grèves illégales qui ont enragé des milliers de clients n'influencent les décisions des voyageurs à l'approche de l'été, la haute saison.

Pour sa part, Moody's appréhende qu'Air Canada ne soit plus en mesure de rembourser ses dettes en raison des pressions financières exercées les achats d'avion et les régimes de retraite des employés.

Quant à Aveos, qui a cessé ses activités à la mi-mars, son sort est on ne peut plus incertain. Le gouvernement du Québec s'est dit prêt à appuyer un repreneur éventuel. En parallèle, et devant l'impassibilité ahurissante d'Ottawa, il poursuit Air Canada pour que le transporteur maintienne à Montréal son centre de révision et de maintenance des avions, comme la loi le lui oblige.

Alors oui, Robert Milton et les autres architectes d'ACE ont réchappé Air Canada. Pendant neuf ans. Mais le premier transporteur au pays paraît tellement miné que c'est à se demander si Air Canada ne sera pas cloué au sol par une autre restructuration.

Quel gâchis!

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca