Début des années 90, c'était l'un de nos endroits de prédilection. Entre Concordia et McGill, cette taverne servait, dans des verres stérilisés, la bière en fût la moins chère de Montréal.

On ne pouvait imaginer endroit plus sinistre - ce qui n'était pas sans plaire aux étudiants gothiques qui le fréquentaient. Cette taverne se trouvait sous l'édifice qui enjambait le boulevard de Maisonneuve, entre les rues Stanley et Drummond. Des voitures y filaient à vive allure.

Lorsqu'on marche aujourd'hui le long de ce boulevard aéré et de sa piste cyclable, on a peine à se rappeler le Drummond Court. Cet édifice coupait le centre-ville en deux avant qu'on ne le démolisse pour construire deux tours et le nouveau YMCA.

«Cela faisait 50 ans que les Montréalais s'en plaignaient, raconte René H. Lépine, fils aîné du promoteur immobilier René Lépine.

«Mais mon père, c'était un homme qui était très tenace. Il ne voyait jamais les obstacles, même quand il y en avait. Pour lui, ce n'était que des problèmes à régler.»

René Lépine a laissé sa marque un peu partout à Montréal. Les deux pyramides du Village olympique, le Peel Plaza, le Sanctuaire du mont Royal portent tous la signature de l'entreprise qu'il a fondée en 1953. Entre autres.

Il visitait encore les chantiers et mettait son nez dans les plans lorsque le cancer l'a forcé à se retirer de la gestion quotidienne de son entreprise, voilà un an. La maladie a emporté cet entrepreneur de 82 ans mercredi dernier.

Alors que la famille et les proches de René Lépine se réunissent aujourd'hui à la basilique Notre-Dame pour célébrer ses funérailles, il est bon de se rappeler le parcours hors du commun du plus grand promoteur immobilier du Canada français.

On a parfois dit de René Lépine qu'il était le Donald Trump de Montréal. Mais, contrairement à ce promoteur issu d'une famille new-yorkaise fortunée, René Lépine n'avait pas de cuillère d'argent de chez Tiffany.

Il est né le 23 octobre 1929, la veille du krach boursier qui a déclenché la Grande Dépression. Élevé dans le quartier ouvrier de Ville-Émard avec ses neuf frères et soeurs, il a quitté les bancs d'école avant d'avoir terminé son cours primaire. Son père, qui travaillait dans une cour à bois, lui a conseillé de se construire une maison. Avant même de l'avoir terminée, il l'avait vendue. Et c'est avec cet argent qu'il en a construit une autre, puis une autre, puis une autre encore.

C'est ce qui lui a donné les capitaux pour lancer des projets d'envergure et percer une industrie où les francophones étaient quasi absents.

Entrepreneur aux origines modestes, René Lépine a fait sa marque dans le condo de luxe. Il a construit ou rénové certains des appartements les plus prestigieux de la métropole, comme l'édifice Sir Robert Peel ou encore le Sir George Simpson.

«Cela fait longtemps que je travaille dans l'industrie immobilière, et je n'ai jamais rencontré de promoteur qui avait des exigences de qualité aussi élevées que les siennes», dit Patricia Sakal, relationniste pour René Lépine dans les années 80 et 90. Cette excellence, raconte-t-elle, s'exprimait dans tout: les matériaux, le design, le marketing.

René Lépine a toujours aimé voyager, raconte son fils aîné. À l'étranger, il sacrifiait souvent une journée à la plage ou au musée pour visiter des immeubles. Et il prenait des notes. Beaucoup de notes.

René H. Lépine raconte que son père a été l'un des premiers à Montréal à se servir des toits comme d'un espace de vie. D'où les terrasses des pyramides du Village olympique, construites en 1975. «Il disait que ce n'est pas parce qu'on est au Québec qu'on ne peut pas vivre à l'extérieur», se souvient son fils.

Le Groupe Lépine a traversé toutes les crises immobilières des 60 dernières années. Il a même profité de la morosité de 1969 pour reprendre à bon prix Le Cartier, qui faisait perdre une fortune au banquier derrière ce projet. En 18 mois, raconte son fils, il a redressé cette tour de 30 étages.

«C'est un homme pour qui, plus le défi était grand, plus il y voyait des opportunités», résume-t-il.

Mais René Lépine a aussi connu l'échec et la controverse. Son entreprise a tenté sans succès de s'implanter en Russie, au début des années 90. Ses projets de construire une tour de bureaux appelée Place Pushkin et de recréer un Sanctuaire du mont Royal, façon Moscou, se sont heurtés aux arcanes de la bureaucratie russe et aux rackets de la pègre.

C'est son fils René qui s'était installé à Moscou pour piloter ces projets. «Il n'a pas voulu jouer leur jeu, raconte-t-il. Il a essayé de faire les choses correctement et droitement.» René H. Lépine a finalement quitté la capitale russe à la demande de son père, qui jugeait que sa vie était menacée.

Fin des années 90, René Lépine s'est aussi fait des ennemis chez les amis du mont Royal en abattant des arbres matures pour construire des condos de luxe sur le terrain de la Ferme sous les noyers.

Son fils fait toutefois valoir que René Lépine a toujours cherché à éviter la confrontation. «Pour un promoteur immobilier, il a connu très peu de litiges devant les tribunaux, dit-il. Il arrivait presque toujours à s'asseoir avec quelqu'un qui se sentait lésé et à trouver une solution à l'amiable. C'est rare.»

Si René Lépine s'est éteint, le groupe immobilier qui porte son nom poursuit sa course à Montréal, en Outaouais et en Floride, contrairement à nombre d'entrepreneurs québécois qui n'ont pas trouvé de successeur.

Ce sont les cinq enfants nés de son premier mariage, Francesca, René, Francis, Normand et Louis, qui travaillent au Groupe Lépine depuis plusieurs années déjà, qui ont repris le flambeau.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca