En feuilletant un magazine littéraire qui s'appelle d'ailleurs, quel formidable hasard, Le Magazine littéraire, numéro de février, je suis tombé sur un titre de livre dont j'ai été aussitôt jaloux: Une femme avec personne dedans. Je ne le lirai probablement pas, d'ailleurs aussi bien vous avertir, ceci n'est pas une chronique littéraire, ni politique, ni d'humeur, ni rien, ceci est une chronique avec personne dedans, le chroniqueur s'est absenté pour la journée, il a laissé une affichette à la porte de son bureau comme, lorsqu'il était petit, la mercière de sa rue laissait une ardoise d'écolier dans la vitrine: je reviens demain.

Il est parti où, le chroniqueur?

Il l'a pas dit. Il est parti à vélo.

Pour la mercière, on savait tous qu'elle allait voir son mari qui était enfermé chez les fous. Elle s'appelait madame Grosmaire, elle vendait des boutons, du fil, des aiguilles, c'était son enseigne: Boutons et Rubans. En plus petit dessous: et autres articles pour les ouvrages de dames. Quand j'étais petit, les dames ne conduisaient pas des autobus. Elles faisaient des ouvrages de dames, elles cousaient, notamment, des rubans à leurs chapeaux.

J'avais 10 ans, je jouais sur les marches de Boutons et Rubans avec des boutons que me donnait la mercière, j'en lançais un en l'air et, avant de le rattraper, je devais ramasser d'un geste vif ceux restés à terre. Si je réussissais, il allait m'arriver quelque chose d'extraordinaire, comme aller en Amérique rejoindre mes soeurs.

En ce temps-là, la France n'était pas politique, ses présidents duraient sept ans, c'était plus des papas de la République que des présidents de la République, la France qui se remettait de la Seconde Guerre mondiale en avait déjà commencé une autre (Indochine), et une autre après celle-là, l'Algérie, celle-là ramenant de Gaulle à la tête de la France.

J'ai eu 17 ans à Bar-sur-Aube, à 15 kilomètres de Colombey-les-deux-Églises, où le général habitait. En ce temps-là, les présidents de la République prenaient congé le week-end, le général rentrait le vendredi soir à Colombey, comme un lycéen en pension, et retournait à Paris le lundi matin, en traversant la rue principale de Bar-sur-Aube.

Yvonne, sa dame, allait parfois faire ses courses à Bar-sur-Aube, flanquée de quelque majordome en livrée, je l'ai déjà croisée à la pâtisserie Charollais où elle achetait des brioches au beurre, des mille-feuilles et des savarins enterrés sous une montagne de crème fouettée, la langue me brûlait de lui demander: c'est pour votre grand tata? Il doit être attendrissant avec de la crème fouettée sur le nez.

Je travaillais à l'imprimerie Lebois, ma première job, mon premier appart, ma première fiancée, ce qui correspond exactement aux statistiques que j'ai lues: le Français moyen est hétérosexuel à 96% (c'est mon cas, 96% exactement), il a eu son premier rapport sexuel à dix-sept ans et demi, c'est encore moi, il a 8,7 rapports sexuels par mois, environ 6000 au cours de son existence, franchement, j'ai pas compté sauf la toute première fois quand j'ai dit à la fille en remontant mon caleçon: bon, ben y'en reste pu que 5999.

J'ai appelé Hubert, hier, à Bar-sur-Aube, Hubert Herrig, mon premier boss à l'imprimerie chez Lebois, tu vas voter pour qui, Hubert?

Comme si j'avais besoin de demander.

On était tous furieusement de gauche. On allait poser des affiches la nuit pour dire que de Gaulle était un sale con. Hubert m'a donné des nouvelles de Simon, de Toto, de Marcel. La gang a splitté, bien sûr, mais pas comme dans la chanson de Desjardins, elle a splitté comme lorsque qu'on coupe une pomme en quartiers et que les morceaux tombent en quinconce en se touchant ou presque.

Ils sont tous encore furieusement de gauche, moi juste un peu. Bien sûr, je souhaite Hollande plutôt que Sarkozy, Hollande parce qu'il est rassurant comme l'était tonton Mitterrand, mais, comme lui, Hollande gouvernera à droite parce que... parce que c'est comme ça, mon vieux, c'est la «doxa», le dogme, l'obsession, le marché, le libéralisme, nommez la bête comme vous voulez, ici au Québec, sa dernière appellation est «la juste part», comme dans la-juste-part-que-doivent-payer-les-étudiants. Ben tiens. Et la juste part des sociétés minières?

Scusez. Je ne suis pas censé m'agiter. Je ne suis même pas censé être là. Je vous disais que ce serait une chronique avec personne dedans, revenons à la France, j'entendais Sarkozy dire à la radio hier matin que si c'est Hollande, ce sera la Grèce, ce sera l'Espagne.

Mais non! Dans 15 jours, le 6 mai, à l'issue du deuxième tour, ce sera qui ce sera, Sarkozy ou Hollande, mais la France ne bougera pas. Elle sera comme avant: immuable, éternelle. D'aucuns disent archaïque.

Vous trouvez la France plus archaïque que l'Alberta, mettons? Vous iriez plutôt vivre à Red Deer qu'à Bar-sur-Aube? Vous trouvez que la France sent les boules à mites?

Je ne déteste pas, moi, cette odeur de renfermé qui sort des vieilles armoires quand on en ouvre la porte qui grince. La France est pour toujours n'importe lequel des films de Claude Sautet, mais surtout Les choses de la vie, la France est pour toujours ce pays où un type fait bip en passant au scanneur d'une bibliothèque publique, on le fouille et, le lendemain, il écrit pour se plaindre à Libération où j'ai découpé sa lettre:

«Je voudrais qu'on m'explique pourquoi, dans ce pays de merde, pour entrer dans une bibliothèque de merde, financée avec mes impôts de merde et où le plus petit document de merde est disponible pour les chercheurs assermentés, mais pas pour le citoyen de merde que je suis, je voudrais qu'on m'explique pourquoi on m'a fouillé comme une merde...»

Toute la modernité de la France passe par ses poèmes de merde.

À l'issue du second tour, Hollande, Sarkozy, ce sera qui ce sera, mais la France ne bougera pas. Dans un mois, dans un an, dans mille ans, elle sera comme avant: archaïque. Dans son journal intime (Le coeur mis à nu), Baudelaire dit que la croyance au progrès est une doctrine de Belges. J'ajouterais d'Albertains.