En 2007, Shaun Côté a 22 ans. Ça ne va pas du tout dans sa vie. Marié très jeune, il vient de se séparer. Il a perdu la garde de sa petite fille de 2 ans. Il noie sa déprime dans le travail - il est soudeur chez Bombardier à Granby - et, les fins de semaine, il boit. Beaucoup.

Je buvais mes émotions. Je buvais, je buvais, j'étais même pas soûl. Je l'étais, mais ça ne paraissait pas.

Ce vendredi-là - c'était en octobre -, avec un ami de chez Bombardier, ils ont fermé le Bora, un bar de Granby qui n'existe plus, à 4 h du matin. Puis ils sont allés à Montréal, comme ça, un flash de gars soûls. Ils s'étaient mis en tête d'aller à une vente-trottoir. Ils n'ont jamais trouvé de vente-trottoir. De toute façon, il pleuvait à boire debout et tout à coup, dans leur brouillard éthylique, ils se sont souvenus qu'ils devaient travailler ce samedi matin.

Retour au parc industriel de Granby. L'ami, trop fatigué, s'endort dans la Pontiac Sunfire. Mais Shaun va effectivement travailler jusqu'à midi. À midi, il remonte dans sa voiture, où dort toujours son ami. Il décide de le conduire chez lui.

Et c'est là, pas très loin de son lieu de travail, dans un virage de la 139 Nord, que Shaun s'est endormi.

Face-à-face avec une auto conduite par un monsieur de 64 ans, dont Shaun ignore encore aujourd'hui la condition. Il sait seulement qu'il n'est pas mort mais que les séquelles sont très sérieuses.

Shaun est dans le coma, les ambulanciers ont perdu ses signes vitaux. Il va pourtant finir par se réveiller:

Tu sais où t'es?

Ce n'était pas difficile à deviner, j'étais plogué de partout. Dans un hôpital? À Granby?

Non. T'es au CHU de Sherbrooke. Tu te souviens de ce qui s'est passé?

Non. J'étais dans un bar? J'ai mangé une volée?

Non. T'as eu un accident.

J'ai tout de suite pensé à mon chum dans l'auto. J'ai tué quelqu'un?

Ils n'avaient pas le droit de me le dire. J'ai su assez rapidement que mon chum s'en tirerait mais que le monsieur dans l'autre voiture avait été blessé très sérieusement.

Pendant que j'étais dans le coma, la police avait obtenu un télémandat pour me faire faire une prise de sang. J'avais 134 mg d'alcool pour 100 ml de sang, presque le double de la limite permise. J'ai été accusé de conduite avec facultés affaiblies ayant causé des lésions à deux personnes.

Les choses ont traîné pendant deux ans avant que je me retrouve devant un juge. Sur le conseil de mon avocate, qui m'a dit carrément: plaide coupable, de toute façon, tu mérites de faire du temps, t'es passé bien proche de tuer quelqu'un, j'ai effectivement plaidé coupable.

Le juge m'a condamné à 18 mois en me disant: je ne t'envoie pas en prison pour te punir mais pour te responsabiliser, penses-y.

Les policiers m'ont aussitôt passé les menottes et, quand ils m'ont emmené, il y a deux types qui ont applaudi. J'ai compris que ce devait être les fils du monsieur que j'ai blessé.

J'ai fait huit mois à la prison Talbot, à Sherbrooke. C'est pas l'enfer comme on raconte, mais c'est pas facile non plus. Le pire, c'est l'ennui. En sortant, j'ai fait sept autres mois dans une maison de transition. Je vais retrouver mon droit de conduire cet automne, je n'ai pas repris une goutte d'alcool depuis l'accident.

Granby est une petite ville, j'ai fini par rencontrer des gens qui connaissaient le monsieur que j'ai blessé. J'ai demandé à la police si je pouvais aller prendre de ses nouvelles et m'excuser. Ils m'ont dit que c'était une très mauvaise idée, que cela pourrait passer pour du harcèlement.

Je m'y suis pris autrement en m'adressant à un organisme qui s'appelle Justice alternative et Médiation, dont c'est justement la job de faire de la médiation. Mon souhait a été adressé par eux au CAVAC (Centre d'aide aux victimes d'actes criminels). La réponse est revenue: non, le monsieur ne veut pas vous voir, ne veut rien savoir. Je comprends.

Shaun donne des conférences dans les écoles, dans les maisons des jeunes; Justice alternative et Médiation a fait un documentaire avec son histoire: ça me fait du bien d'en parler, j'espère que ça fait du bien à ceux qui m'écoutent... L'autre jour, une fille assez jeune, 16 ans peut-être, est venue me voir après la conférence. Elle m'a dit: ça m'arrive de conduire après avoir bu, c'est la première fois que je réalise que c'est pas juste moi que je peux tuer. Je vais y penser la prochaine fois.

Le sergent Hugo Lizotte, agent des relations avec la communauté au poste de la SQ à Dunham, qui parraine parfois les interventions de Shaun, note une baisse sensible des accidents étiquetés [jeunes-vitesse-alcool], baisse qu'il attribue à plus de surveillance policière, plus de prévention active aussi, aux messages de la SAAQ et de MAAD (les Mères contre l'alcool au volant) ainsi qu'à des initiatives de plus en plus nombreuses comme celles de Shaun.

Dans la période qui précède les bals de fin d'études, la SQ de ma région convie les milliers d'ados dans un aréna pour une saisissante reproduction d'accident, avec des ambulanciers, les pompiers et leurs pinces de désincarcération, des morts et des blessés simulés, des cris, des sirènes, de la fumée, et ça marche, note le sergent Lizotte. Ils sortent de là ébranlés, impressionnés.

Il ajoute que des peines plus sévères contribueraient aussi à faire baisser les statistiques. Les chauffards accusés de conduite avec capacités affaiblies - et c'est encore plus vrai dans le cas des mineurs - s'en sortent trop souvent avec des peines à purger dans la communauté.

Le travailleur social Luc Genest, du bureau de Granby de Justice alternative et Médiation, désigne les parents: c'est aux parents plus qu'à l'école, plus qu'à la police, plus qu'à n'importe qui de donner des leçons de conduite à leurs enfants - au sens le plus large de conduite, bien sûr.

J'ai assisté à une des interventions de Shaun dans une maison de jeunes dans une petite ville près de chez moi. C'est vrai que l'écoute était grande. Il reste que plusieurs des ados qui étaient là ce jour-là ont reçu son témoignage comme le récit d'une aventure: cool, man, t'es allé en prison, comment c'est? Dans la discussion qui a suivi, ceux-là ont dit que Shaun se flagellait peut-être un peu trop: un accident, c'est un accident, t'as payé ta dette à société, man, la vie continue, vroum-vroum.

Si vous voulez mon avis, tout est dans cette petite phrase - un accident, c'est un accident -, qui cerne à la fois notre culture de la vitesse mais aussi cette inconscience particulière de l'Autre, cet Autre qu'on se dépêche d'aider quand il est enseveli dans un tremblement de terre à l'autre bout de la terre, mais qu'on est prêt à tuer aussi, comme ça, comme rien, quand c'est notre voisin qui s'en vient sur cette route où, soûl et gelé, on roule à 180 km/h.

Non, c'est pas un accident.