Les investisseurs ont horreur des mauvaises surprises, les petites comme les grandes. Mais, dans le grand livre des avertissements de profits moindres, annoncer que ses bénéfices seront de 18% inférieurs aux prévisions ne devrait pas provoquer de sauve-qui-peut comme celui observé en Bourse hier. Après tout, SNC-Lavalin devrait déclarer près de 360 millions de profit en 2011!

Des dépassements de coûts, cela arrive à tout le monde. Même aux meilleurs.

Ce qui fait courir les investisseurs aux abris comme la sirène qui annonce une tornade, ce sont des indices de tripotage de comptes. Surtout que cet avertissement fait instinctivement penser à Nortel. Une multinationale qui reporte la diffusion de ses résultats à une date indéterminée, cela rappelle de bien mauvais souvenirs...

Ce que les dernières révélations de SNC trahissent sur la gestion de l'entreprise est beaucoup plus grave que la somme en cause. Il est question de 35 millions en paiements mystérieux qui ont été imputés à des projets de construction avec lesquels ils n'avaient aucun lien.

C'est une somme significative, mais pas énorme, pour une entreprise qui a empoché 437 millions en profits l'an dernier sur des revenus de 6,3 milliards de dollars.

On ne sait rien de la nature de ces paiements, qui font maintenant l'objet d'une enquête du comité de vérification du conseil d'administration. Tout comme il y a un flou sur la perte de 23 millions associée à la «révision de l'exposition financière nette de SNC relativement à ses projets en Libye».

Où est Pierre Duhaime, lui qui s'épivardait sur toutes les tribunes il y a un an, maintenant que l'entreprise lance ce pavé dans la mare? Où sont les porte-parole de SNC? Les actionnaires, les employés et, plus largement, les Québécois qui ont toujours été fiers des succès de SNC, sont en droit de recevoir plus d'explications qu'un communiqué de 20 lignes.

En l'absence de précisions, il est difficile de ne pas faire de liens. Un plus un, cela donne deux.

La nouvelle de ces paiements occultes survient moins de trois semaines après le congédiement (sans raison) de deux hauts dirigeants de SNC-Lavalin associés à l'ancien régime du colonel Mouammar Kadhafi. Il s'agit de Riadh Ben Aïssa, vice-président directeur, et de Stéphane Roy, contrôleur.

Je ne vais pas refaire ici le portrait de ces dirigeants qui défraient la chronique depuis plusieurs semaines, mais il est important de rappeler certains faits.

Stéphane Roy s'est rendu à Mexico en novembre à l'invitation de Cynthia Vanier, cette Canadienne que les autorités mexicaines accusent d'avoir ourdi un complot pour faire entrer clandestinement des membres de la famille Kadhafi au Mexique. Il se trouvait même en compagnie de l'une de ses complices présumées lorsque les policiers l'ont arrêtée puis emprisonnée.

Interrogé par les policiers, Stéphane Roy a affirmé qu'il visitait le Mexique pour faire avancer un projet de traitement des eaux. Je ne sais pas pour vous, mais je ne connais pas beaucoup de contrôleurs de multinationale qui font du terrain!

De son côté, Riadh Ben Aïssa a tissé au fil des ans des relations très étroites avec le clan Kadhafi. Ce Tunisien d'origine, qui est entré à l'emploi de SNC peu après avoir terminé ses études en administration à l'Université d'Ottawa, est un proche de Saadi Kadhafi, le troisième fils du défunt colonel qui, depuis la chute du régime, s'est enfui au Niger.

Saadi Kadhafi a séjourné au Canada pendant trois mois, en 2008. À l'époque, SNC a couvert une grande partie de ses dépenses. Agent de sécurité, cours d'anglais, soirées arrosées, parties de chasse: aucune dépense n'était trop frivole, selon les révélations de médias ces dernières semaines.

Riadh Ben Aïssa et Saadi Kadhafi ont aussi créé en Libye un controversé corps des ingénieurs qui était financé par le ministère de la Défense et qui se trouvait sous l'armée libyenne. SNC a toujours maintenu que ces ingénieurs effectuaient des travaux civils et ne participaient pas à des activités de combat. Même en supposant que ce soit vrai, cette proximité à l'armée d'un dictateur est hautement dérangeante.

Riadh Ben Aïssa et Stéphane Roy ont-ils aidé la famille Kadhafi à fuir? Est-ce que ce sont les frais de cette évacuation que l'on a imputés à différents projets de construction? Jusqu'où ces dirigeants sont-ils allés pour protéger l'importante relation commerciale que SNC-Lavalin entretenait avec la Libye de Kadhafi?

Lorsque la guerre civile a éclaté, rappelons-le, SNC s'est résignée à effacer 1 milliard de dollars en contrats de son carnet de commandes, qui s'élevait à 9,4 milliards, au 30 septembre.

Et puis, que savaient les autres membres du bureau du président - ils sont 12 en tout? Comme l'a rapporté mon collègue Michel Girard dans ses transactions d'initiés à la fin décembre, neuf hauts dirigeants de SNC ont exercé des options et vendu pour 10 millions d'actions l'an dernier, ce qui leur a rapporté un gain de 4,1 millions de dollars. Or, jusqu'à avant-hier, 14 des 15 analystes qui suivent le titre de SNC-Lavalin en recommandaient l'achat, certains avec enthousiasme. Ont-ils tous acheté une maison en même temps?

Pour une entreprise, il y a un dilemme moral à exécuter des contrats pour un gouvernement totalitaire. Ici comme ailleurs, tout n'est pas blanc ou noir. SNC a fait de grandes choses avec le projet de la grande rivière artificielle, qui puise de l'eau sous le Sahara pour l'acheminer jusqu'à la côte, où vivent 90% des Libyens. Mais, quel que soit l'enrobage que SNC souhaite lui donner, la construction d'une prison à Tripoli n'est pas différente de la fabrication d'une chaise électrique. On ne peut pas prétendre que l'on ignore à quoi cela sert.

Un élu de l'Illinois, Lawrence Walsh, a lancé une campagne pour empêcher SNC-Lavalin de construire un aéroport au sud de Chicago, un contrat de 300 millions US que le groupe piloté par le représentant démocrate Jesse Jackson Jr a accordé à la firme montréalaise. Les liens controversés de SNC avec le clan Kadhafi lui ont donné des munitions.

SNC-Lavalin a vendu son âme au régime Kadhafi. Et cette décision revient maintenant la hanter.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca