Si vous passez par Singapour ces jours-ci, vous y verrez ce qui est probablement le plus grand parking du monde. Mais attention, dans ce parc de stationnement, on se gare dans l'eau.

Une gigantesque flotte, composée de navires «à perte de vue», mouille paresseusement en face des rutilantes tours à bureaux de l'île État, rapportent des médias asiatiques et américains. Leurs cales sont vides et les équipages attendent les précieux bons de livraison... qui ne viennent pas.

Des scènes similaires se répètent au large de Hong Kong et de la Malaisie. Bref, c'est «la pétole» (terme des marins pour décrire l'absence totale de vent) dans l'industrie maritime mondiale.

La cause? Trop de navires, moins de commandes essentiellement. Mais surtout, la demande est bien inférieure à ce qu'anticipaient les armateurs et les chantiers maritimes ces dernières années.

Avec un tel déséquilibre entre l'offre et la demande, céréales, minerais et autres marchandises en vrac voyagent aujourd'hui à des prix cassés - les plus bas depuis au moins trois ans.

Une chute de 60%

Le Baltic Dry Index, une moyenne des prix pratiqués sur 24 routes maritimes de matières sèches, est descendu la semaine dernière à 680 points, un creux depuis décembre 2008. En l'espace d'un mois, il a plongé de plus de 60%.

C'est une bonne nouvelle pour les expéditeurs, qui profitent de tarifs avantageux plutôt bienvenus en cette période de crise économique. Mais un cauchemar pour les transporteurs.

Un petit sondage auprès des agences maritimes de New York indique qu'un vraquier moyen, qui recevait au début décembre environ 15 000$US par jour pour transporter du fer ou des céréales vers l'Asie, est chanceux d'encaisser plus de 6500$US quotidiennement ces temps-ci.

«La première raison de ce plongeon, c'est la surcapacité chronique de la flotte, alors qu'en face on assiste plutôt à un fléchissement de la demande mondiale de frets», explique l'agent maritime ICAP Shipping.

Emportés par l'enthousiasme suscité par le boom asiatique et l'essor du commerce mondial, les armateurs ont multiplié les commandes de nouveaux navires jusqu'en 2008, sûrs de voir la demande continuer de croître. Puis sont survenues, coup sur coup, la crise financière américaine et l'actuelle crise européenne. Même les exportations de la Chine ralentissent.

Il faut deux à trois ans d'attente entre la prise de commande d'un nouveau navire et sa mise à l'eau. Si bien que des bateaux tout neufs continuent de sortir des chantiers navals, gonflant une flotte marchande déjà trop grosse.

Quelque 1500 bâtiments pour le transport de matières sèches sont ainsi arrivés sur les mers en 2011, représentant 23% de la capacité mondiale, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED).

Qui plus est, les cargos sont de plus en plus gros, résultat de la demande des géants minier comme le brésilien Vale ou l'anglo-australien BHP Billiton, qui utilisent des monstres capables de transporter plus de 400 000 tonnes de minerai.

Quelque 220 navires de ce type - appelés «capesize» car leur taille les oblige à contourner les caps Horne et Bonne Espérance - ont été livrés en 2011. Cela s'est traduit par une hausse de 20% de la capacité mondiale, selon les chiffres de l'agent maritime Braemar Seascope, rapportés par le Financial Times.

Les banques touchées

On est donc devant un cas «classique» de surenchère.

À l'instar des dérapages de la dernière décennie dans le secteur immobilier aux États-Unis, en Irlande ou en Espagne, les armateurs ont également vu trop grand, portés par leur enthousiasme... mais aussi par une bonne marée spéculative.

Car n'achète un super navire qui veut. Ce sont les banques, européennes surtout, qui ont alimenté le boom maritime en finançant les achats des armateurs. Oui, encore le crédit à outrance.

Selon Karatzas Marine Advisors, une firme new-yorkaise, les banques européennes ont pour 500 milliards US de ces prêts, dont le quart pourrait être radié en pure perte.

Et maintenant que la mer est trop houleuse à leur goût, des banques comme l'allemande Commerzbank et l'anglaise Lloyds ont récemment confirmé qu'elles «réduisaient leur présence» dans le secteur maritime. Les promoteurs immobiliers connaissent bien la chanson...

Entre-temps, les marins souffrant du «mal de terre» devront ronger leur frein. Un éventuel regain de l'économie mondiale devrait apporter, l'un de ces jours, des vents favorables. Si Éole le veut évidemment.