Jusqu'à la semaine dernière, il y avait tout lieu de croire que l'argent poussait dans les arbres, du moins chez Sino-Forest, propriétaire de vastes territoires forestiers en Chine. En moins de cinq ans, le titre de cette société chinoise avait plus que quintuplé de valeur. Inscrite à la cote de la Bourse de Toronto, l'action était passée de 5$ à 25$... Puis, à la suite de récentes rumeurs d'allégations de fraude et de manipulation financière, le titre de la forestière chinoise s'est littéralement effondré, redescendant en l'espace de quelques jours jusqu'à un creux de 3,87$. Il a remonté depuis... pour clôturer hier à 4,47$, en baisse de 13%.

C'est le dévastateur rapport financier de l'analyste américain Carson Block, de la firme Muddy Waters Research, qui est à l'origine de l'effondrement boursier de Sino-Forest. La haute direction de Sino-Forest, installée à Hong-Kong, a eu beau réfuter les accusations de Block en déposant des documents financiers à l'appui, les investisseurs restent sceptiques. Ne sachant plus qui croire...

Il y a cependant un gros hic avec les accusations portées contre Sino-Forest: Muddy Waters affirme dans son rapport qu'elle avait elle-même shorté le titre de Sino-Forest. C'est donc dire qu'elle a engrangé d'alléchants profits à la suite de la publication de son fameux rapport qui a eu pour effet direct de provoquer la chute de Sino-Forest. Quand on shorte un titre, c'est-à-dire qu'on vend à découvert les actions de la société, on fera de l'argent si le titre perd de la valeur. Ce qui fut le cas avec la vente à découvert effectuée par Muddy Waters.

Des lecteurs se demandent, à juste raison, si cet analyste (Carson Block) avait le droit de publier un tel rapport de recherche négatif qui allait l'enrichir royalement grâce à sa position personnelle de vente à découvert d'un bloc d'actions de Sino-Forest. Il est important d'indiquer ici que ni M. Block ni sa firme Muddy Waters ne sont inscrits au registre des conseillers financiers et des maisons de courtage des autorités des valeurs mobilières canadiennes (l'AMF, la Commission des valeurs mobilières de l'Ontario, etc.) ni à celui de l'OCRCVM, l'Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières qui surveille les maisons de courtage et leurs courtiers.

Question: en vertu de la loi sur les valeurs mobilières, ai-je demandé à l'Autorité des marchés financiers (AMF), une firme comme Muddy Waters a-t-elle le droit ou pas de faire ainsi des recommandations (positives ou négatives) sur des titres canadiens sans être inscrite à son registre et, donc, sans détenir de permis de courtier ou de conseiller financier? Et ce, sans compter que Muddy Waters détient des positions dans les titres sur lesquels elle fait des recommandations, en plus de monnayer ses rapports auprès de ses clients.

Réponse officielle de l'AMF: «Le règlement 31-103 prévoit une dispense d'inscription pour toute personne ou organisme qui donne des conseils généraux en matière de finance, dont notamment l'analyse générale des qualités et des risques associés à un titre. Ces conseils peuvent se faire par l'entremise de bulletins d'information sur l'investissement, d'articles de journaux ou de magazines, etc. À ce titre, Muddy Waters Research n'a pas à être inscrite auprès de l'Autorité. Mais ce même règlement (l'article 8,25: conseils généraux) stipule aussi que toute personne ou organisme ayant un intérêt entourant ces conseils généraux doit le déclarer.»

À la lumière de cette réponse de l'AMF, Carson Block, de Muddy Waters Research, avait donc le droit de publier ce rapport dévastateur contre Sino-Forest, tout en effectuant des transactions de vente à découvert qui allaient l'enrichir.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce genre de situation est donc permis en Bourse pourvu que les transactions soient dévoilées! Parenthèse: le merveilleux monde de la Bourse est en soi un paradis fertile en conflits d'intérêts potentiels. Les maisons de courtage empochent des fortunes en portant divers chapeaux: placeurs pour compte des financements des entreprises; actionnaires des mêmes entreprises; courtiers; analystes; etc. Les dirigeants des sociétés inscrites en Bourse peuvent en toute impunité effectuer parfois des transactions personnelles d'achat et de vente d'actions qui vont à l'encontre des intérêts des actionnaires...

Bien entendu, la Loi sur les valeurs mobilières exige de tout ce monde que les transactions boursières et les informations transmises sur les entreprises se fassent dans la plus grande honnêteté.

Personne n'a le droit de transmettre de fausses informations dans le dessein de s'enrichir en Bourse. Étant donné son impact catastrophique sur Sino-Forest, la CVMO (Commission des valeurs mobilières de l'Ontario) vient d'ouvrir une enquête sur les allégations de Muddy Waters. Celle-ci permettra finalement de savoir si les allégations de fraude et de manipulation des données financières contre la haute direction de Sino-Forest s'avèrent fondées ou pas.

D'ici la conclusion de l'enquête de la CVMO, la direction de Sino-Forest n'est pas sortie du bois puisqu'elle doit également préparer sa défense face à des recours collectifs intentés par trois cabinets d'avocats de l'Ontario et un du Québec, soit Siskings Desmeules.

Depuis la publication du rapport Muddy Waters, il y a à peine une semaine, la capitalisation boursière de Sino-Forest a fondu de quelque 4 milliards de dollars. On comprend la colère des actionnaires.

Il faut dire que leurs déboires boursiers surviennent peu de temps après l'éclatement d'une série de scandales entourant des sociétés chinoises inscrites à Wall Street.

Cela dit, au moins deux firmes de courtage continuent de recommander l'achat de Sino-Forest, soit RBC Capital et Dundee Securities. Mais cinq autres grandes maisons de courtage ont décidé de réviser leurs positions en mettant sur la glace leurs recommandations d'achat.

À suivre...