Un homme me demande l'autre jour de lui recommander des lectures. Je lui dresse une liste de quelques romans et, comme presque toujours, j'ajoute à cette liste ce qui est pour moi le livre des livres, Si c'est un homme, de Primo Levi. Et un autre encore que j'ajoute pour la première fois à ce genre de liste: Les Bienveillantes, de Littel. Et un autre pour la première fois aussi, Vie et destin, de Vassili Grossman, qui, comme les deux précédents, parle en partie de l'extermination des Juifs d'Europe, mais en faisant, lui, le lien entre Himmler et Staline.

L'homme me dit alors: Monsieur, il faut que vous m'expliquiez ce morbide intérêt pour l'horreur.

Je n'ai aucun intérêt morbide pour l'horreur. Je me pose la même question que tout le monde: comment est-ce possible?

J'ai commencé par croire que 6 millions de Juifs avaient été éliminés par Himmler, Eichmann et quelques autres monstres. J'ai commencé par croire aux monstres. Oui, oui, il y a un lien avec ma chronique précédente. Ténu, mais je m'en fous, j'y pense depuis le début.

J'ai d'abord cru aux monstres, puis j'ai rapidement compris que ces monstres-là fonctionnaient à l'intérieur d'un système, d'une idéologie: le nazisme.

Sauf que de savoir cela ne répondait pas à la question: comment est-ce possible?

Comment a-t-on pu laisser faire cela? On ne tue pas 6 millions de personnes en catimini. C'est une opération compliquée, qui requiert une logistique, du personnel. Les Allemands de la rue ne pouvaient pas ne pas le voir, ne pas le savoir.

Comment ont-ils pu laisser faire?

Littel nous parle d'un fonctionnaire à Berlin qui comptabilisait les repas des prisonniers pour les réfectoires de Treblinka: mettons 2700 portions, on en gaze 340 aujourd'hui, demain ce sera seulement 2360 portions, à 1 mark et 40 pfennigs la portion... Ce genre de comptabilité.

Ce petit fonctionnaire m'intéresse mille fois plus que Himmler ou Eichmann. Son ordinarité, sa vie quotidienne, sa femme, ses enfants, je veux tout savoir de lui. Ce qu'il leur racontait en revenant à la maison après son travail. Fatigué, Kurt?

J'imagine son réveillon de Noël en 1943, son beau-frère qui lui demande: Pis toi, Kurt, la job?

Comment est-ce possible? Toujours pas de réponse, mais on s'entend bien? Cette réponse ne peut pas être: parce que c'était un Allemand. Surgit alors une question dérangeante: aurais-je pu être ce fonctionnaire?

C'est facile de n'être pas Himmler, de n'être pas Eichmann. Mais aurais-je pu être ce fonctionnaire, à Berlin, dans son bureau du commissariat des affaires pénitentiaires? Compter 2700 portions moins 340, cela nous fait 2360 portions, demain on attend un train de Hongrie qui en amènera 1700 nouveaux, 10% de pertes en chemin comme d'habitude, disons 1500...

Aurais-je pu? Auriez-vous pu?

C'est la question que posent Levi, Littel, Grossman, Maria-Antonnietta Macciocchi dans Éléments pour une analyse du fascisme (ordinaire).

Aurions-nous pu?

Bien sûr que oui. Exactement comme les Allemands. On a fait des films sur ceux qui ont dit non. On a raconté l'histoire de cet Allemand qui a sauvé des Juifs en changeant leurs noms sur des listes, mais moi je vous parle du trou-de-cul moyen, je vous parle de moi, de vous. Aurions-nous pu?

Soudainement, j'ai été fasciné par ça. Je le suis toujours. Très exactement par ça: par la minceur de la cloison entre Eichmann et moi, entre un héros et un trou-du-cul, entre le cocu ordinaire et le cocu qui tue ses enfants, entre un monstre qui dort et un monstre qui tue.

Vous êtes quelques-uns à avoir lu ma dernière chronique comme une défense du Dr Turcotte. Je me contrecrisse de Turcotte. Aucune sympathie, aucune haine, rien. Tout ce qui m'intéresse dans Turcotte, c'est la minceur de la cloison qui me sépare de lui. Ils peuvent le condamner à 125 ans de prison, ça ne me fera pas un pli. Je n'ai pas non plus d'opinion sur le procès lui-même, sur son traitement médiatique. Si vous trouvez que c'est trop, ne lisez pas le journal, éteignez la télé et la radio quand on en parle.

Vous ne le ferez pas. Plus le Dr Turcotte rapporte d'horribles détails, plus il vous rassure en cela qu'il vous dit qu'il est un monstre, mais pas vous. Je le redis: il vous rassure en cela qu'il vous dit qu'il est un monstre, mais pas vous.

Les monstres servent au moins à cela, à nous dire que nous n'en sommes pas. C'est ce que vous avez été nombreux à m'écrire. Pas si vite, monsieur le chroniqueur, moi aussi j'ai vécu une séparation douloureuse et je n'ai pas charcuté mes enfants pour autant.

Je vous félicite.

Le hasard m'a fait le contemporain de l'horreur des horreurs. Quand j'y pense, je ne vois pas des monstres, des tueurs d'enfants, des bourreaux, des SS dans leurs longues capotes de toile. Quand j'y pense, je vois un employé des chemins de fer d'une petite gare dans le bout de Cracovie qui passe le balai sur le quai désert. Un train est arrivé de Hongrie tout à l'heure, sont descendus des wagons à bestiaux des gens qui se serraient les uns contre les autres, des soldats les attendaient qui leur criaient des ordres. Ils les ont rassemblés et emmenés aux douches.

Le quai est maintenant désert. L'employé des chemins de fer pousse dans sa pelle avec son balai des bandages, des chiffons, un soulier d'enfant.

Quand je pense à un monstre, je pense à lui. Il est toute l'humanité ordinaire, vous, moi et le Dr Turcotte aussi.