Les journalistes économiques sont en deuil. Comme des téléspectateurs qui ne se remettent pas de la mort accidentelle d'un grand comédien, tué par les auteurs démoniaques d'un téléroman, ils viennent de perdre leur personnage préféré.

Frank Stronach n'est pas mort, loin de là. Mais en cédant le volant de son entreprise pour s'occuper de ses chevaux et de ses hippodromes, cet entrepreneur de 78 ans disparaît de l'écran des reporters.

À l'exception notable de Conrad Black, aucun homme d'affaires au pays n'a donné autant matière à chronique que le fondateur de Magna International, géant canadien des pièces automobiles.

Magna compte 256 usines dans le monde. Pas moins de 96 600 salariés y travaillent, dont 16 300 au Canada. Cette entreprise d'Aurora, à 30 minutes au nord de Toronto, a rapporté des profits de 973 millions US sur des revenus de 24,1 milliards US l'an dernier. Ainsi, le cinquième fournisseur de pièces au monde s'est parfaitement remis de la quasi-faillite de Detroit, comme le prouve l'appréciation de son titre aux Bourses de New York et de Toronto.

Au Québec, Frank Stronach reste méconnu. On connaît mieux sa fille, Belinda. Cette ancienne députée fédérale s'est rendue célèbre en mai 2005 en traversant la Chambre des communes. En passant des bancs des conservateurs aux bancs des libéraux, elle a obtenu un fauteuil de ministre dans le gouvernement de Paul Martin. Une façon pour le moins fracassante de rompre avec son copain de l'époque, Peter MacKay, l'actuel ministre de la Défense nationale.

Mais, en Ontario, la province canadienne de l'auto, personne ne fait ombrage à Frank Stronach.

On admire en lui le pauvre immigrant autrichien qui a bâti un empire à partir du petit garage de Toronto qu'il a ouvert seul, en 1957. Et on maudit cet entrepreneur qui a toujours pris un malin plaisir à confondre ses projets personnels - rappelez-vous le flop du parc d'attractions en Autriche! -à ceux de ses entreprises à capital ouvert. Frank Stronach a un talent inné pour enrager les investisseurs, petits et grands.

Avec 1% du capital de Magna, mais 64% des droits de vote, grâce à ses actions de catégorie B comportant 500 votes chacune, Frank Stronach n'en a toujours fait qu'à sa tête. Le conseil d'administration de Magna, qui lui était inféodé, lui a aussi consenti des rémunérations à faire tourner les têtes.

L'an dernier, Frank Stronach s'est finalement rendu aux arguments de ceux qui réclamaient l'abandon des deux catégories d'actions au nom d'une meilleure régie d'entreprise. Mais le prix payé par les actionnaires de Magna pour que Frank Stronach cède ses actions avec droit de vote multiple, 863 millions US, en plus d'un salaire de consultant de 60 millions en 2010, a ulcéré de nombreux investisseurs institutionnels. Ces investisseurs, menés par l'Office d'investissement du Régime de pensions du Canada, ont toutefois mordu la poussière devant les tribunaux.

Frank Stronach n'a pas gagné toutes ses batailles. En 2009, il a échoué à conclure l'acquisition d'Opel, les opérations européennes de General Motors, en dépit de l'appui de la chancelière allemande, Angela Merkel.

Après avoir effectué sa restructuration judiciaire, GM a changé d'idée. Ce constructeur de Detroit a préféré conserver Opel de crainte de voir sa propriété intellectuelle tomber aux mains des intérêts russes qui finançaient Magna. Même si Magna a la capacité de construire une auto de bout en bout, Frank Stronach a dû faire une croix sur son vieux rêve de devenir le grand constructeur de voitures du Canada.

En achetant des entreprises par endettement, Frank Stronach a aussi flirté avec la faillite en 1989. Il y a goûté avec la filiale Magna Entertainment, cet exploitant d'hippodromes et de salles de jeux qui a dû se mettre à l'abri de ses créanciers en 2009.

Certains échecs ont toutefois pris une autre coloration avec les années. Ainsi, Frank Stronach croit en sa bonne étoile depuis que Magna s'est fait battre par le fonds d'investissement Cerberus pour le rachat de Chrysler en 2007, soit deux ans avant que ce fabricant américain ne frôle la faillite.

Frank Stronach laissera son poste de président du conseil de Magna International à la fin de la prochaine assemblée des actionnaires, le 4 mai. Il y briguera un simple poste d'administrateur. Avec le départ de sa fille Belinda, annoncé en décembre, la famille Stronach s'éloigne de Magna, maintenant dirigée par Donald Walker, le premier mari de Belinda et le père de ses deux enfants.

Frank Stronach s'occupera dorénavant de ses chevaux et de l'ancienne division de la voiture électrique de Magna dont il a hérité en cédant ses actions avec droit de vote multiple. À une animatrice télé de ROB TV qui l'interrogeait sur son héritage, Frank Stronach a paru choqué qu'on puisse parler de lui au temps passé. «Je suis convaincu que je vais transformer ce concepteur de voitures électriques en une entreprise aussi grosse que Magna», a-t-il dit.

Frank Stronach ne blaguait pas.