Les rumeurs sur l'arrivée imminente du détaillant américain Target doivent bien courir depuis une quinzaine d'années au Canada. On a si souvent crié au loup que tout le monde a demandé à lire le communiqué de presse original.

Et c'est là, écrit noir sur blanc, que nous avons vu ce chiffre à faire tourner les têtes: 1,83 milliard de dollars. Payés comptant en deux versements, s'il vous plaît!

Et qu'est-ce que Target obtient en échange de cette somme? Même pas les 220 magasins Zellers à proprement parler. Juste les baux de cette vieille chaîne canadienne qui dépérit, faute de savoir se mesurer à Walmart la redoutable.

Zellers offre à Target un raccourci formidable. Une occasion de s'établir au Canada ad mari usque ad mare. Sans avoir à dénicher de bons emplacements. Sans avoir à négocier des baux, à des loyers plus élevés que ceux que Zellers a fixés à long terme, souvent à prix d'aubaine.

La deuxième chaîne à escompte des États-Unis est sous pression, alors que le consommateur américain, essoufflé, cherche à rembourser ses dettes et à épargner. Quoi de mieux que ces gentils Canadiens qui se servent maintenant de leurs cartes de crédit comme les Américains d'avant 2008?

Il n'empêche que c'est un expédient fort cher payé. Même pour une entreprise avec un chiffre d'affaires de 65,4 milliards US. Cela équivaut aux trois quarts des profits de 2,5 milliards US enregistrés en 2009.

C'est Richard Baker qui se frotte les mains. On ne sait pas si ce gestionnaire de centres commerciaux reconverti en détaillant est un bon commerçant. Il est encore tôt pour porter un jugement sur la relance de La Baie, orchestrée par Bonnie Brooks. Surtout en l'absence de résultats financiers.

Mais cet Américain est à l'évidence un sacré bon négociateur. Il a reçu plus pour les baux de Zellers que la valeur attribuée à sa société mère, la Compagnie de la Baie d'Hudson (HBC), en 2006, au moment où il en a pris le contrôle (en rachetant les 80% de l'entreprise qu'il ne détenait pas déjà). Richard Baker a déjà raconté avoir payé «légèrement plus» que le prix payé par son prédécesseur, le défunt Jerry Zucker, qui avait allongé 1,1 milliard pour HBC en 2005.

Les consommateurs pressés (dont je suis) se réjouissent de l'arrivée de Target. On trouve de tout dans ces magasins propres aux allées aérées. Des fruits et des légumes, des viandes et des produits laitiers. Des jouets, des chaînes stéréo, des iPod. Des articles de cuisine et des tapis de yoga. Du maquillage et des médicaments. Des vêtements, des chaussures et des bijoux.

En un arrêt, le tour est joué.

Target se démarque toutefois des autres détaillants à escompte grâce à son souci du design, sa grande force. Les vêtements sont bien coupés, les couleurs sont pimpantes. Ainsi, les jolis objets de la maison suscitent des impulsions d'achat même chez les personnes les plus raisonnables. Surtout que Target vend ses produits à des prix quasi imbattables.

Les journalistes économiques (dont je suis) voient toutefois d'un autre oeil l'arrivée de ce redoutable détaillant américain. Avec plus de 1750 magasins, dont 250 «hypermarchés» appelés SuperTarget, l'entreprise dispose d'un grand pouvoir d'achat. Tout en profitant d'économies d'échelle appréciables.

Par exemple, même si l'entreprise en est à sa première expansion à l'extérieur des États-Unis, Target a déjà sous-traité en Inde toutes ses activités de soutien informatique et administratif.

Les grandes chaînes comme Walmart et Sears sont habituées à composer avec Target. L'arrivée de ce détaillant du Minnesota ne fera que transposer une rivalité qui existe déjà aux États-Unis. Mais il en va autrement des chaînes régionales du Québec et du Canada. Ces chaînes ont de plus en plus de mal à rivaliser avec les grands détaillants étrangers qui s'implantent en Amérique du Nord.

L'arrivée du groupe suédois H&M et du détaillant espagnol Zara, entre autres, ont visiblement fait mal à Jacob, propriété de la famille de Joseph Basmaji. Cette enseigne omniprésente dans les centres commerciaux du Québec vient d'avoir recours à la protection des tribunaux.

Certains détaillants américains hésitent à entrer au Québec, effarouchés par son français et son code du travail. Cela semble être le cas de Pottery Barn, un détaillant américain qui a ouvert des magasins de meubles en Ontario, en Alberta, en Colombie-Britannique, mais pas au Québec.

Les détaillants québécois n'auront toutefois pas cette chance avec Target. L'entreprise n'entend pas contourner la Belle Province, alors qu'elle ouvrira entre 100 et 150 magasins Target sur les emplacements d'anciens Zellers d'ici trois ans. Mais elle y mettra le temps pour s'assurer que toute sa signalisation et ses produits s'affichent en français, précise Lina Michaud, porte-parole de Target, jointe au siège social de Minneapolis.

Quel parent achètera pour sa fille un maillot de bain à 35$ chez Clément ou chez Sports Experts quand il peut en trouver un super mignon à 12$ chez Target? Les détaillants canadiens devront offrir un service exceptionnel, et peut-être même abaisser leurs prix, pour conserver leurs clients. Et encore là, la partie n'est pas jouée.

Personne ne veut être la cible de Target.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca