Je vous écris pour vous offrir mes excuses à propos du geste malheureux que j'ai fait en accordant une entrevue au Journal de Montréal...

Au début du mois, Yvon Deschamps a accordé une entrevue au Journal de Montréal pour faire la promotion d'un spectacle auquel il ne participera pas, mais qui est inspiré de ses premiers monologues.

Il s'en explique aux collègues en lock-out: Monsieur Deschamps.

Ce que M. Deschamps dit ici sans le dire, c'est qu'il est vieux (il a 75 ans). Ce qui fout le camp en premier lieu, quand on est vieux, ce n'est pas la lucidité, c'est la faculté de s'indigner. Mais M. Deschamps ajoute aussitôt: Je suis vieux, mais ce n'est pas une excuse pour être con. Et j'ai été con. Je vous dois des excuses. Non seulement à vous (les lock-outés du Journal de Montréal), mais à tous les syndiqués... je ne l'ai pas fait par malice... je crois toujours aux mêmes valeurs, à l'importance de la syndicalisation. C'est la façon la plus civilisée d'organiser le travail.

Pensez à l'artiste. Admiré de ses pairs et de toute la colonie. Pas la moindre petite saloperie à se reprocher. Pas la moindre trahison en 50 ans de carrière. Par ailleurs généreux, et discret dans la générosité, Deschamps est la décence même dans un milieu qui en manque si souvent. Le dernier qui ait à s'excuser de quoi que ce soit.

Il y a seulement eu cette entrevue malencontreuse au début du mois.

Pensez à ce vieil homme irréprochable qui s'éloigne sur la pointe des pieds en présentant des excuses. Maintenant, pensez à ceux auxquels s'adressent ces excuses : les syndiqués en général, ceux qui sont en grève, ceux qui viennent de perdre leur emploi, comme ceux d'Electrolux, tous ces travailleurs que M. Deschamps pense avoir offensés en accordant une entrevue au Journal de Montréal.

Que pensez-vous qu'ils lisent, le matin, ces travailleurs, en prenant leur café chez Tim Hortons? Le Journal de Montréal.

Il y aurait là matière à un dernier grand monologue, monsieur Deschamps. Matière à nous faire rire encore une fois jusqu'aux larmes, encore une fois jusqu'au glauque qui clapote en nous. Si vous voulez, je peux l'écrire. Je serai moins drôle que vous, c'est sûr, mais sans vous froisser, je serais facilement plus méchant. Il vous a toujours manqué un poil de méchanceté. Quoique, à bien y penser, votre rire, sans jamais blesser, fouillait toujours de vieilles blessures.

Outre vos premiers monologues - Le Bonheur, Nigger black, Les Unions -, que je sais par coeur pour les avoir écoutés trois milliards de fois, outre cela, j'ai gardé de vous, monsieur Deschamps, un portrait signé par un des grands journalistes du Québec, feu Jean-V. Dufresne. Ce portrait faisait ressortir les deux plis qui vous creusent les joues autour de la bouche. Jean-V. affirmait qu'il s'agissait des cicatrices du rire. C'est ce que je disais à l'instant: votre rire ne blessait pas; pourtant, il laissait des cicatrices.

Pour revenir à vos excuses, pour dire la vérité, elles n'ont pas été très bien reçues par le public. Ni mal - on vous aime trop. On n'entre tout simplement pas dans votre propos. J'en ai même entendu se questionner sur votre lucidité.

Je ne le signale pas par malice, mais pour dire comme l'honnêteté passe maintenant pour de la singularité.

Moi qui ne savais même pas que vous aviez donné cette entrevue au Journal de Montréal, je vous remercie, monsieur. Je vous remercie de vous éloigner sur la pointe des pieds en vous excusant. C'est une très belle sortie. Et si peu dans l'air du temps.

Je vous remercie d'avoir écrit, dans votre lettre aux lock-outés: C'est une bourde énorme - d'avoir donné cette entrevue - une bourde énorme que je ne m'explique pas vraiment.

Vous voulez que je vous l'explique? La communication, monsieur. La communication est un grand fleuve boueux qui emporte tout. Le théâtre, l'humour, la littérature, l'art, la pensée, la culture, tout est communication parce que tout est consommation avant que d'être du théâtre, de l'humour, de la littérature, de l'art, de la culture. Retenez l'image d'un grand fleuve, son débit, ses bouillonnements: le plus dur est de résister.

Je vous remercie, monsieur, d'être parti avec le grand fleuve boueux et d'être revenu à contre-courant pour un autre adieu.