Je suis en train de lire Hémisphère gauche. C'est l'essai de l'heure, qui dresse la cartographie des nouvelles pensées critiques. Écrit par un prof de socio de la Sorbonne, Razmig Keucheyan, il est publié simultanément en France et au Québec, chez Lux, cet éditeur de la dissidence qui publie Normand Baillargeon, Chomsky, Dupuis-Déry, etc.

En principe, je suis donc en pays ami. Mais, en fait, c'est la millième chronique de mon désespoir que je vous refais ici.

Fermons le livre une minute. Le truc qui me désespère le plus, dans la vie, c'est cette assurance partagée par des milliards de gens qu'on vit dans le meilleur des mondes (des systèmes) possibles. On s'entend bien, ici: ce n'est pas le système lui-même qui me désespère, c'est la fin de l'Histoire. Ne cherchez plus le bonheur, le bien commun, la justice, la démocratie, le progrès. Tout cela s'incarne dans un système qui nous vaut le meilleur des mondes, alléluia, appliquons-nous à le rendre encore meilleur, plus sûr, moins corrompu. On ne vous avait pas promis de jardin de roses? Eh bien! Le voici quand même.

Plus personne ou presque pour se demander si le meilleur des mondes ne pourrait pas être autre. Si la consommation pourrait être le moteur sans être la finalité, si la vitesse, le bruit, la renommée, l'instantanéité, le jeunisme... ah, et puis merde. Un ami prof d'art, aussi désespéré de ses élèves que je le suis du monde entier, m'a dit hier encore que ce qui manque le plus à ses élèves, c'est l'engagement, cet engagement sans lequel l'intuition n'est que du vent. J'ai ajouté qu'il leur manquait aussi le goût, l'envie de la complexité, j'ai ajouté... ah, et puis merde.

Savez-vous ce qu'on me répond quand j'exprime ce besoin désespéré d'un monde autre? On me répond que c'est une pensée dogmatique, qu'elle mène le plus souvent au totalitarisme, voire à la barbarie. Le plus drôle, c'est que les plus acharnés à me convaincre de cela sont des défroqués du socialisme, qui sont passés sans sourciller d'un totalitarisme à un autre. Je pense à des Finkielkraut, des Glucksmann, des BHL. Même Sollers.

Bref, je reviens à cet essai, dont j'avais commencé la lecture avec avidité. Mes amis, donc. Ma famille, donc. Les intellos des nouvelles pensées critiques allaient enfin me donner les dernières nouvelles de ce monde autre...

Les 100 premières pages font un bilan rigoureux des échecs de la gauche depuis la révolution d'Octobre. Et puis on entre dans le vif du sujet. Les nouvelles pensées elles-mêmes. Quelles sont-elles? Que disent-elles? Que mangent-elles en hiver, cet hiver qui dure depuis un demi-siècle si on veut bien remonter au thatchérisme des années 70? Que disent-ils, mes amis intellos?

Rien, sacrament!

Des pages et des pages sur le poststructuralisme, le postcolonialisme, sur la pertinence de l'État-nation, sur l'indigénisme... L'indigénisme! C'est quoi, ça? Marx expliqué aux Mohawks d'Oka?

Désespérant, tu dis? Je vais en crever.

TROIS MOTS - Dans les notes que je prends parfois pour me rappeler de vous parler de quelque chose il y avait celle-ci, un peu fofolle: leur demander quels sont les trois mots qu'ils aimeraient rayer du dictionnaire.

Stertoreux, m'a dit ma fiancée.

Mais non, fiancée, pas supprimer un mot dont personne ne noterait la disparition. Un mot courant.

Par exemple: oui. Imaginez un monde où plus personne ne pourrait dire oui. Encore un peu de cassoulet? Non. Le monde serait plus maigre. Joséphine Turcot, voulez-vous prendre pour époux...? Non. Il y aurait moins de divorces. Tu m'aimes? Non. Y aurait moins de menteuses.

Je supprimerais aussi le mot il dans il y a. Il y a des lapins. Il qui? Il quoi? Y a des lapins, c'est assez. Ou plus joli: y en a plein, des lapins.

J'interdirais toutes les formes du possessif collectif intempestif. Comme dans l'avenir de nos enfants ou, pire, nos aînés. Vous n'êtes pas fichu d'aller voir votre vieille mère au CHSLD une fois par mois et, tout d'un coup, nos aînés? Tout d'un coup, tous les vieux de la province sont à vous? Ici, l'interdiction s'accompagnerait du droit de gifler les contrevenants.

J'interdirais - j'ai droit à quatre, parce que c'est moi qui ai eu l'idée - j'interdirais le mot le plus courant du dictionnaire sportif, le mot rêêêve, j'ai réalisé mon rêêêve, qui est une altération du mot rêve. Rêver a longtemps été une activité noble et même parfois héroïque. Qu'on songe au «I have a dream» de Luther King, qu'on pense à tous ceux-là qui, depuis les débuts de l'humanité, ont rêvé de liberté et de justice avant que des toutounes en tutus se mettent à rêver de médaille en faisant des boucles piquées, des sauts de carpe avec des pince-nez ou d'insignifiantes pirouettes avec des skis dans les pieds, mon rêêêve...

Le premier ou la première qui dit rêêêve, on le suspend pour deux ans.

Et vous, les trois mots que vous supprimeriez du dictionnaire?

LA THÉORIE ET LA PRATIQUE - D'abord la théorie. Résolument laïc, je suis résolument contre le port du voile dans les espaces civiques, c'est à dire à l'école (les élèves comme les profs) et dans les lieux où des fonctionnaires de l'État servent le public. Pas de voile chez les serviteurs de l'État.

La pratique, maintenant. L'autre jour, j'ai fait renouveler mon passeport au complexe Guy-Favreau, boulevard René-Lévesque. J'ai été servi par une dame tellement fine, vous n'imaginez pas. Son ordinateur venait de planter et elle n'en finissait plus de s'excuser avec drôlerie. Charmante au point où, rendu dans la galerie marchande, devant un confiseur, j'ai pensé une seconde lui acheter des chocolats et remonter les lui porter.

Mais là, il m'est revenu tout à coup qu'elle portait le hidjab et que les musulmans ne mangent pas de chocolat. Vous savez comment ils sont.