Muhammad Yunus n'est pas un homme d'affaires comme les autres. Âgé de 70 ans, il a lancé tellement d'entreprises - une quarantaine? - qu'il en a perdu le compte exact. Il a fondé une banque, commercialisé des panneaux solaires, fabriqué des sous-vêtements et des souliers, produit des yaourts...

«Les gens croient que je suis riche, aussi sont-ils toujours surpris quand je leur dis que mes entreprises ne m'appartiennent pas», dit-il en blaguant.

Son sourire est irrésistible, sa conviction de pouvoir changer les choses, inébranlable. Et pourtant, c'est une réalité noire qui, toute sa vie, l'a poussé à agir. «Toutes les choses que j'ai réalisées dans ma vie étaient des actes de désespoir, dit-il. Je ne connaissais rien à ces industries. Mais je savais que je devais plonger.»

Troisième d'une famille de quatorze enfants dont cinq sont morts en bas âge, Muhammad Yunus est né dans le village de Bathua au Bangladesh. Malgré l'aide internationale qu'il reçoit, ce pays surpeuplé d'Asie reste l'un des plus pauvres du monde. Près de la moitié de sa population de quelque 155 millions d'habitants vit avec moins de 1,25$US par jour. L'analphabétisme, la faim et les maladies sont des problèmes criants.

Économiste formé aux États-Unis, Muhammad Yunus est retourné au Bangladesh peu après l'indépendance du pays, proclamée en 1971. Choqué de voir des paysans mourir de faim, il a abandonné le confort de l'université où il enseignait pour s'intéresser à leur sort. C'est alors qu'il établit un programme de microcrédit, un concept qui, à l'époque, n'a même pas encore de nom.

La suite de l'histoire est connue. Muhammad Yunus a fondé la banque Grameen (qui signifie village), une institution financière qui, par l'entremise de ses 2500 succursales au Bangladesh, a financé les projets de 8 millions de personnes. Pour la plupart, ce sont des femmes pauvres qui n'ont rien d'autre à donner en garantie que leur volonté de s'en sortir.

En 2005, Muhammad Yunus a réussi l'exploit d'être simultanément nommé pour le prix Nobel d'économie et le prix Nobel de la paix. C'est le Nobel de la paix qu'il décroche, en 2006. Mais vous ne le sauriez pas en l'apercevant. Vêtu d'un pantalon beige et d'une tunique kurta grise surmontée d'un gilet crème, Muhammad Yunus n'a rien de la vedette rock à qui la presse française le compare en raison de la popularité de ses conférences à Paris.

Ce sont les expériences et les écrits de professeur Yunus avec les entreprises sociales qui retiennent l'attention ces jours-ci. La banque Grameen a formé des coentreprises à but non lucratif avec des multinationales comme Danone, Adidas, Intel et Uniglo, entre autres. Un intérêt qui n'est pas sans lien avec la crise financière, croit Muhammad Yunus, de passage à Montréal cette semaine à l'invitation de l'Université McGill.

«Les gens se sont rendu compte que le système en place n'était pas infaillible, dit-il en entrevue. Ils ont perdu confiance. Et ils sont plus ouverts maintenant aux entreprises sociales.»

En lançant une petite usine de yaourt à Bogra, à 250 kilomètres au nord de la capitale Dacca, Danone est la pionnière d'une expérience étudiée par des chercheurs en santé de l'université américaine Johns Hopkins. Danone et Grameen ont construit en 2006 une toute petite usine qui produit du yaourt à partir du lait de fermiers locaux. Ces yaourts à bas prix, fortement enrichis pour pallier les carences nutritionnelles des jeunes, sont revendus par des femmes qui sillonnent les villages.

Le grand patron de Danone, Franck Riboud, a été séduit par le projet du professeur Yunus. Mais Danone, une multinationale pour qui les marchés émergents représentent 42% de son chiffre d'affaires, en a aussi tiré des enseignements qui lui servent ailleurs.

«Quand vous n'êtes pas là pour faire des profits mais pour résoudre des problèmes sociaux, vous vous mettez en alliance avec des acteurs qui ne seraient pas nécessairement prêts à travailler avec vous, dit Emmanuel Faber, directeur général délégué de Danone, en entrevue à La Presse.

«Les confrontations entre les entreprises et les ONG sont parfois très dures. Cela démilitarise une zone d'intérêt commun.»

Le lait des fermiers habitant des zones reculées était altéré par la chaleur avant même qu'il n'arrive à l'usine de Danone. C'est une ONG qui a identifié une enzyme, le stabilac, qui bloque le développement de bactéries pendant quatre heures. Cette enzyme sera utilisée dans un projet semblable au Sénégal.

Danone a aussi eu du mal à fortifier le yaourt en fer pour qu'il contienne 50% de l'apport journalier recommandé. Impossible de masquer le goût du fer dans ce yaourt si oxydé qu'il était de couleur orange. C'est une autre ONG, GAIN, qui a suggéré un changement de fournisseur de fer, qui a réglé le problème.

L'entreprise française croyait aussi qu'en construisant une usine de petite capacité, ses coûts à la tonne exploseraient. Or, ses ingénieurs ont trouvé le moyen de produire une usine avec une capacité de 3000 tonnes par an avec un investissement modique de 1 million de dollars.

«C'est quatre fois inférieur à la moyenne de nos usines dans le monde, dit Emmanuel Faber. Ce savoir-faire nous permettra de construire des usines à moindre coût en Inde, au Cambodge, en Thaïlande, au Sri Lanka et ailleurs.» Des usines à profit, il faut bien le préciser.

Changement culturel plus profond, les 10 000 gestionnaires de Danone dans le monde sont maintenant récompensés en fonction de leurs engagements sociaux, qui comptent pour le tiers de leurs primes au rendement.

«Nous passons notre vie à faire de l'argent. Pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas faire autre chose? s'interroge Muhammad Yunus. Dans mon esprit, cela ne veut pas dire d'arrêter de faire des profits. Cela veut juste dire de travailler en parallèle à un monde meilleur.»

Photo alain roberge, la presse

Économiste formé aux États-Unis, Muhammad Yunus est retourné au Bangladesh peu après l'indépendance du pays, proclamée en 1971.