Le moins que l'on puisse dire, c'est que le magazine Maclean's a déclenché une véritable tornade politico-médiatique en affirmant que le Québec était la province la plus corrompue au Canada.

À vrai dire, le Québec a été particulièrement touché par les scandales de toutes sortes ces dernières années, comme n'importe quel observateur le moindrement averti s'en est déjà rendu compte. C'est une réalité, même si cela fait mal de se le faire rappeler par un magazine torontois.

Cela nous amène à une question fondamentale: la corruption se mesure-t-elle?

L'exercice est hautement périlleux. Par définition, tout se passe en secret. Pour des raisons évidentes, corrompus et corrupteurs agissent dans l'ombre. Il n'y a donc pas de base statistique qui pourrait aider les chercheurs à mesurer la corruption. Les meilleures sources d'information demeurent les rapports occasionnels d'agences officielles comme le Bureau du vérificateur général, ainsi que les enquêtes (parfois dangereuses, souvent courageuses) des médias. À cet égard, on demeure pantois devant les loufoqueries de Maclean's, qui accuse les médias québécois de complaisance: n'a-t-on jamais entendu parler, à Toronto, de tous les scandales dévoilés, entre autres, par mes collègues Alain Gravel, de Radio-Canada, et André Noël, de La Presse?

Toujours est-il qu'en 1993, un groupe d'universitaires allemands a décidé de s'attaquer au problème. Ce fut la fondation de Transparency International, groupe qui s'est donné comme mission de combattre la corruption partout dans le monde. Depuis 1995, Transparency publie un palmarès annuel de la corruption. Au début, ce classement ne couvrait que quelques dizaines de pays - ceux où l'information était la plus facile à recueillir. Les chercheurs de Transparency ont continuellement raffiné leurs méthodes de travail; leur palmarès, qui couvre aujourd'hui 180 pays, fait désormais autorité. On estime généralement que les résultats du classement sont précis à 90%.

À l'heure où le Québec est accusé d'être plus corrompu que les autres provinces, il serait peut-être intéressant de jeter un coup d'oeil sur la méthodologie de Transparency.

En fait, il s'agit d'une vaste enquête menée auprès de 73 000 répondants répartis dans 70 pays. Et cet énorme échantillonnage ne comprend pas n'importe qui: analystes financiers et politiques, gens d'affaires, économistes, journalistes spécialisés, chercheurs universitaires, hauts fonctionnaires internationaux, spécialistes du renseignement. Tous ces participants ont une connaissance approfondie des différents pays visés par l'enquête. On leur demande de remplir un questionnaire sur le ou les pays qu'ils connaissent le mieux. Les résultats sont ensuite transposés sur une échelle de 1 à 10. Un score de 1 dénote un pays totalement corrompu; un score de 10 signifie que le pays est totalement exempt de corruption.

Dans les deux cas, c'est à peu près impossible. Même dans les sociétés les plus pourries par la corruption, vous avez une petite chance de trouver un juge, un fonctionnaire ou un policier honnête. Le contraire est aussi vrai.

Au dernier classement, la Somalie, avec un score de 1,1, frise la corruption totale. C'est le pire élève de la classe. En tout, 19 pays ne réussissent pas à atteindre un pointage de 2.

Parmi ces grands corrompus, on trouve les deux Congo, le Burundi, Haïti, le Soudan, la Birmanie et l'Afghanistan.

À l'autre bout de l'échelle, les pays les plus exempts de corruption sont, dans l'ordre, la Nouvelle-Zélande, le Danemark, Singapour, la Suède et la Suisse. Les cinq obtiennent 9 points ou plus au classement. Le Canada obtient une honorable 8e place avec 8,7.

La corruption, donc, se mesure.

Question intéressante: le palmarès de Transparency compare des pays, mais quels résultats obtiendrait-on si on appliquait la même méthodologie aux provinces canadiennes? On ne peut pas le savoir, mais on peut raisonnablement penser que le Québec, éclaboussé par tous les récents scandales, se classerait au dernier rang des provinces canadiennes. Maclean's, nonobstant le traitement grotesque qu'il a réservé à la nouvelle, a probablement raison sur le fond de la question,

L'immense majorité des juges, des policiers, des fonctionnaires, des administrateurs publics, des gens d'affaires (sauf peut-être dans la construction, domaine que Transparency, dans son dernier rapport annuel, considère comme un des pires nids de corruption - pas seulement au Québec, mais partout sur la planète), que l'immense majorité donc des comptables, des avocats, des professionnels québécois ne sont pas corrompus. Sans doute, à cause des récents scandales, le Québec reculerait de quelques dixièmes de points au classement mondial - ce qui le placerait à un rang comparable à l'Allemagne, à l'Autriche, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, qui ne sont pas précisément les pires élèves de la classe.