Soyons honnêtes: pour vous et moi qui ne sommes pas de ces grands philosophes, de ces grands mystiques, de ces grands poètes lyriques qui vont puiser leur bonheur dans les tréfonds de leur âme, pour vous et moi qui n'avons presque pas d'âme et encore moins de tréfonds, le bonheur c'est quoi? C'est être content de temps en temps.

Et pour être content de temps en temps, ça nous prend quoi? Ça nous prend un peu d'argent. Pour voyager. Pour acheter des livres. Pour acheter un nouveau vélo, des trucs comme ça.

L'argent fait le bonheur, tout le monde sait ça. Sauf les psychologues. Dans La Presse de lundi dernier, un psychologue américain a dit en entrevue à ma collègue Marie-Claude Malboeuf que, contrairement à la croyance populaire, l'argent fait le bonheur. À la condition, ajoutait-il, qu'il soit bien dépensé.

Ça prenait un psychologue pour découvrir ce que tout le monde sait déjà et ajouter, pour justifier son doctorat en psychologie: à la condition qu'il soit bien dépensé.

Notre professeur (il enseigne à Cornell) distingue entre dépenser pour s'acheter des biens et dépenser pour «se construire». Mais non, pas se construire une cabane dans le jardin pour ranger les outils! Ce que vous pouvez être communs, des fois... Se construire soi, le Soi, la conscience. Entre s'acheter une BMW, un nouveau vélo à 3500$, et se payer ce qu'il appelle des expériences - un voyage chez les Babalous au fin fond de l'Amazonie ou, mieux encore, donner de l'argent à ceux qui n'en ont pas.

Il est vrai et vérifié que l'argent que l'on donne fait plus le bonheur de celui qui le donne que de celui qui le reçoit. Le bonheur absolu étant d'en donner, mais d'en garder assez pour se payer aussi une BMW, un vélo à 3500$ et une expédition en Amazonie.

Attends, Foglia, je sens que tu deviens cynique, là. Si l'argent fait le bonheur, il fait forcément aussi le bonheur de celui qui le reçoit...

Justement pas. C'est ce que ne comprend pas le psychologue sur son campus. Quand il dit l'argent fait le bonheur à condition qu'il soit bien dépensé, ben oui, ben oui, on n'avait pas besoin de lui. Ce qu'il ne dit pas, parce qu'il n'a jamais cherché une place dans le parking d'un centre commercial un dimanche après-midi, ce qu'il ne dit pas parce qu'il ne le sait pas, c'est que «bien dépenser» est affaire de culture, et c'est pas gratuit, la culture, c'est pas donné. Vouloir caricaturer, je dirais que l'argent fait le bonheur de ceux qui en ont assez pour aller apprendre à Cornell comment le dépenser. Et tu sais combien ça coûte, aller à Cornell? Cinquante-cinq mille dollars par année. Mais ça construit. Ah! ça, pour construire...

Pour revenir à ta question, non, l'argent ne fait pas le bonheur de ceux qui en ont juste assez pour payer le loyer. Payer son loyer n'a jamais rendu personne heureux.

Au coeur du système: la consommation. De la consommation dépend le progrès. C'est ce qu'on me répète chaque fois que j'en parle. C'est la consommation qui fait tourner les usines, qui donne des jobs, qui crée de la richesse, qui paie la recherche, la santé, l'éducation, le progrès en général.

Bref, l'argent qu'on dépense chez Canadian Tire fait évoluer la société. Plus on achète des toasters et des chaises de parterre, plus la société évolue. Que l'argent fasse le bonheur ou pas, on n'a pas le choix d'en dépenser. Le fait de ne pas en avoir n'est même pas une excuse. On n'a qu'à en emprunter. Consommer est un devoir national. Rappelez-vous M. Bush, au lendemain du 11 septembre: Américains, montrez à ces terroristes qu'ils ont perdu, que la civilisation est toujours debout, allez acheter quelque chose.

Mais, en même temps, comment le nier, la consommation accoutume le consommateur au plaisir fugitif d'acheter - un plaisir comparable à celui que procure la masturbation -, fugitif en cela qu'il s'évanouit aussitôt satisfait. Mais il n'est jamais loin, la pub revenant sans cesse rallumer le désir d'acheter, le crédit rendant la chose possible, et revoilà le consommateur au bord de l'orgasme.

On répète souvent que l'ont vit dans l'ère de l'avoir plutôt que de l'être. Lâchez-moi avec l'être, mais lâchez-moi aussi avec l'avoir. On n'a pas le désir de l'objet lui-même, oublié, négligé, obsolète aussitôt assouvi le désir de l'acquérir. En cela, je ne suis pas le premier à le dire, le consumérisme est une forme de pornographie.

L'argent - celui que dépense le consommateur en achetant n'importe quoi tout le temps - fait le bonheur de la collectivité. Assure le progrès de la société. C'est ce que vous me dites chaque fois. Sauf que, au niveau de l'individu, la même boulimie de chaises de parterre abrutit le même consommateur. On vivrait donc dans une société qui ne peut progresser qu'en abrutissant ses membres. C'est un peu embêtant, non? Ce n'est pas vraiment une question.

Mais celle-ci, oui: pensez-vous que je pourrais enseigner la psychologie à Cornell? Ou l'économie?