C'est l'heure du petit-déjeuner dans un café-couette du Vermont. Les clients sont tous québécois, sauf un couple de Harrisburg, en Pennsylvanie. Nous échangeons mollement quelques généralités autour de la table commune. Jusqu'à ce que la conversation tombe sur les élections de novembre qui risquent de coûter cher au président Obama.

Là, nos compagnons américains se déchaînent. «Les démocrates vont en manger toute une, les gens sont en colère», prévoient-ils.

En colère pourquoi? À cause de la réforme de la santé, qu'ils n'aiment pas. Des immigrants illégaux qui «abusent du système». Mais aussi du projet de mosquée qu'«ils» veulent construire à l'endroit même où «ils» ont tué près de 3000 personnes, un certain 11 septembre 2001.

Je fais remarquer que les promoteurs qui veulent ériger un centre islamique non loin de l'ancien World Trade Center n'ont pas de liens connus avec Al-Qaïda. Que ce ne sont pas les mêmes «ils».

Rien à faire. Pour nos compagnons de table, le projet est une insulte délibérée à la mémoire des victimes du 11-Septembre, brandie par des radicaux aux accointances douteuses.

Ils ne sont pas les seuls. Selon le plus récent sondage, 63% des habitants de l'État de New York rejettent ce projet, qui a pourtant reçu l'appui du maire Bloomberg et de nombreux leaders religieux, toutes confessions réunies. Curieusement, la même proportion de répondants juge que la Constitution américaine protège pourtant le droit des promoteurs d'aller de l'avant avec ce projet. La mosquée serait donc légale, mais illégitime?

Pour justifier ce rejet, les détracteurs misent sur les blessures du 11-Septembre et sur la méfiance qu'inspire l'islam. Dans un contexte pré-électoral, le mélange est explosif. «L'islam est une menace mortelle contre la liberté», a clamé Newt Gingrich, l'un des candidats les plus «présidentiables» chez les républicains. D'autres candidats servent des arguments du même acabit. Conduisant le magazine Time à poser, en première page, la question qui tue: «L'Amérique est-elle islamophobe?»

Les arguments qui servent à empêcher la construction du centre islamique charrient pourtant leur lot d'informations tronquées, ou carrément fausses. D'abord, sur le projet lui-même. La «mosquée de Ground Zero» ne serait pas seulement une mosquée, mais un centre culturel islamique ouvert aux autres confessions, à la manière d'un YMCA, avec une salle de théâtre, un gym - et un lieu de prière musulman.

Ensuite, sur le lieu. Le centre serait construit suffisamment loin pour être invisible depuis Ground Zero! D'ailleurs, deux autres mosquées officient déjà dans le secteur, où l'on trouve également un bar topless et une maison de pari. On est loin d'un sanctuaire.

L'instigateur du projet, l'imam Feisal Abdul Rauf, n'est pas non plus le radical que dépeignent ses détracteurs. «Il a été le premier leader musulman à dénoncer les attentats du 11-Septembre et il est depuis longtemps engagé dans le dialogue avec les juifs et les chrétiens», assure John Esposito, professeur à l'université Georgetown et auteur d'un livre sur l'avenir de l'islam.

Historien des religions à l'Université de Montréal, Patrice Brodeur a rencontré l'imam Feisal dans de nombreuses conférences interreligieuses. Il s'en souvient comme d'un homme ouvert et tolérant. La femme de l'imam, Daisy Khan, ne porte pas l'ombre d'un voile. Et l'imam a longtemps prêché dans une mosquée soufie - une branche de l'islam vouée à la communion personnelle avec Dieu.

Sunnites ou chiites, plus ou moins traditionalistes, les soufis s'opposent à la violence. «Je n'en connais aucune qui prônerait une relation destructive avec l'État», assure Patrice Brodeur.

C'est ce qui fait que les soufis sont eux-mêmes victimes de terrorisme, note l'expert William Dalrymple dans le New York Times. Au Pakistan en particulier, où un attentat contre une mosquée soufie a fait 42 morts, cet été. D'ailleurs, la fondation Rand, qui n'est pas exactement un repère d'extrémistes, juge que leur vision ouverte de l'islam fait des soufis des partenaires idéaux pour combattre l'islamisme.

L'imam Feisal a fait, dans le passé, des déclarations controversées. Mais certaines ont été sorties de leur contexte par ses détracteurs, selon John Esposito. «Après le 11-Septembre, il a dénoncé les attentats, puis il a dit que les États-Unis avaient contribué à créer Oussama ben Laden, ce qui est exact», dit-il, faisant allusion au soutien que la CIA apportait à ceux qui combattaient l'URSS en Afghanistan.

L'imam Feisal ne fait pas l'unanimité, y compris chez les musulmans qui sont nombreux à lui reprocher d'avoir manqué de flair politique avec un projet qui se retourne maintenant contre leur propre communauté.

Ces temps-ci, une église de Floride tient des journées «brûlons le Coran» ! Et au moins trois autres projets de mosquées soulèvent une opposition farouche à des milliers de kilomètres de Ground Zero.

Ce qui choque le plus John Esposito, dans tout ce dérapage, c'est que l'opinion publique américaine soit en train de faire porter à tous les musulmans la responsabilité du 11-Septembre. «C'est un peu comme si, à l'époque de la guerre civile en Irlande, on avait estimé que toute nouvelle église catholique glorifiait les attentats terroristes de l'IRA», dit-il.

Finalement, selon lui, tout ce débat a fait sortir de leur bouteille les mauvais génies de la haine, risquant de priver une communauté entière - les musulmans - d'une protection constitutionnelle qui fait la fierté du peuple américain.

Voilà pourquoi cette tempête constitue l'ultime victoire d'Oussama ben Laden, écrit la chroniqueuse Maureen Dowd dans le New York Times. Et elle demande: «Nos ennemis nous ont frappé au coeur, ont-ils aussi détruit notre identité?» Maudite bonne question.