De passage à Montréal cette semaine, le ministre responsable de Statistique Canada, Tony Clement, a été catégorique : pas question de revenir sur sa décision dans l'affaire du questionnaire long du recensement 2011.

Ce faisant, le ministre rejette cavalièrement les arguments des centaines de démographes, économistes, sociologues, scientifiques qui, de partout au Canada, protestent contre une des décisions les plus irresponsables jamais prises par le gouvernement Harper.

Je sais bien, chers lecteurs, qu'il y a des choses bien plus excitantes dans la vie que le questionnaire long du recensement. Pourtant, le dossier est d'une importance fondamentale.

Mais qu'est-ce au juste que cette histoire de questionnaire long, et pourquoi est-ce si important?

Lors du recensement, Statistique Canada envoie aux ménages un questionnaire de base comportant quelques questions portant sur l'âge, le sexe, l'état matrimonial, la langue maternelle. On le complète en quelques minutes. Il existe aussi un questionnaire beaucoup plus long, comportant des questions sur le revenu, le niveau de scolarité, le logement, la religion, l'appartenance à une minorité, l'état de santé. Il faut compter une bonne heure pour compléter ce formulaire, qui est expédié à un ménage sur cinq.

Dans les deux cas, les citoyens sont tenus, par la loi, de remplir le questionnaire qui leur a été remis.

Toujours est-il que le ministre Clement a annoncé, il y a trois semaines, qu'il a l'intention de supprimer le questionnaire long au cours du prochain recensement. Il sera remplacé par une «enquête nationale auprès de ménages», dont la portée sera moins étendue et, surtout, où la participation des répondants ne sera plus obligatoire. Autrement dit, n'importe qui sera libre de répondre ou non à cet avorton du défunt questionnaire long.

Les conséquences sont faciles à prévoir.

Les données recueillies grâce au questionnaire long permettent à Statistique Canada de dresser un portrait socio-économique rigoureux, complet et fiable. On utilise ces données pour suivre de près, par exemple, l'évolution de la pauvreté dans certains quartiers, ou encore le niveau de revenu selon la scolarité, ou encore l'état de santé des citoyens selon leurs revenus, ou bien encore les transferts linguistiques, ou bien encore pour mesurer le décrochage scolaire. Il s'agit d'une source de données incomparable sur un vaste nombre de sujets.

Jamais la nouvelle enquête basée sur le volontariat n'atteindra les mêmes résultats. De précieuses données seront perdues pour toujours. Il deviendra impossible de comparer les nouvelles données avec les anciennes. Pour reprendre l'expression d'une responsable de l'Institut de la statistique du Québec, «cela va créer un bris de série».

C'est vrai, mais c'est encore beaucoup plus grave que cela.

Prenons l'état du français, surtout dans la région de Montréal, où c'est devenu un sujet de préoccupation important. Avec l'abandon du questionnaire long, les chercheurs ne pourront plus suivre l'évolution de la situation avec la même précision. «Pour le Québec, c'est une question de survie», écrivait cette semaine le démographe Victor Piché dans les pages Forum de La Presse. «En l'absence de données ethniques et linguistiques détaillées, n'importe qui pourra dire n'importe quoi! Comment pourrons-nous savoir à l'avenir si les politiques linguistiques sont efficaces? C'est la voie ouverte pour la pire des démagogies!». Il va sans dire que les minorités francophones hors Québec sont également outrées.

Mais comment donc le ministre peut-il justifier sa décision? Il y a des citoyens inquiets, répond-il. Ils considèrent que le questionnaire long pose trop de questions, et que c'est une intrusion dans la vie privée des citoyens.

L'argument pue l'idéologie conservatrice à plein nez.

Surtout, il est déconnecté de la réalité. Le Commissariat à la vie privée, organisme fédéral qui sert justement de chien de garde, a effectivement reçu des plaintes de citoyens qui se sentaient atteints dans leurs vies privées par le questionnaire de Statistique Canada. Combien de plaintes? Tenez-vous bien : trois. J'ai bien écrit : trois! En dix ans! Une plainte en 2001 et deux en 2006. Depuis le début des années 90, l'année record à ce chapitre demeure 1991, avec 33 plaintes.

Et c'est pour faire plaisir à cette infinitésimale micro-poignée de chiâleux que l'on s'apprête à de jeter à la poubelle un des instruments les plus crédibles, les plus utiles et les plus efficaces de Statistique Canada? Pincez-moi, quelqu'un!