Un ami vient de m'envoyer un document terrifiant*. Il s'agit d'un site représentant l'immense nappe d'huile qui se répand de la Louisiane à la Floride. Vous pouvez, en cliquant sur la commande appropriée, déplacer la nappe n'importe où au monde. Cela vous donne une idée de l'ampleur des dégâts. Par exemple, si l'explosion de la plateforme de forage avait eu lieu à Montréal, la nappe de cochonnerie s'étendrait de Kingston (Ontario) à Québec, et de Sherbrooke à La Tuque. Brrr...

Tout le monde aurait préféré que cette calamité n'arrive jamais. Mais comme cela arrive souvent à la suite d'un malheur, il y a des gens qui vont en bénéficier. En l'occurrence, ce sont les Canadiens.

Telle est la prévision émise cette semaine par l'économiste Todd Crawford, spécialiste des questions énergétiques au Conference Board du Canada. Évidemment, M. Crawford se garde bien de se réjouir de ce qui arrive aux États-Unis. C'est une catastrophe, écrit-il d'entrée de jeu. Onze morts, dix-sept blessés, le pire désastre environnemental de l'histoire des États-Unis, rappelle-t-il. Cela dit, voyons un peu comment cette catastrophe pourrait donner un coup de pouce à l'économie canadienne.

Il est certain qu'après un tel événement, les autorités américaines ne pourront plus se contenter de la réglementation actuelle en matière de forages pétroliers dans le golfe du Mexique. L'opinion publique est en colère, les dommages à l'environnement sont incalculables, les répercussions sur l'économie locale (tourisme, pêche) sont dramatiques. Le statu quo est impensable.

Le gouvernement américain aura finalement le choix entre deux options: ou bien interdire l'exploitation de gisements pétroliers offshore, ou bien implanter une réglementation beaucoup plus stricte, afin de s'assurer qu'un tel désastre ne puisse arriver de nouveau.

Compte tenu des immenses besoins des Américains, il est assez peu réaliste de penser qu'on interdira l'exploitation pétrolière dans le golfe du Mexique. À elles seules, les plateformes de cette région fournissent 1,6 million de barils de pétrole par jour, près du tiers de la production américaine. On ne peut pas arrêter cela sans créer de graves perturbations économiques.

Reste la réglementation. D'après M. Crawford, c'est clairement vers cette voie que les États-Unis vont s'orienter. Après l'explosion de la plateforme, plusieurs experts ont fait valoir que l'abominable déversement de pétrole aurait pu être contrôlé si on avait construit un deuxième puits (une sorte de frappeur de relève, en somme) en même temps que le premier. Une réglementation appropriée pourrait donc forcer les pétrolières à agir ainsi. Évidemment, cela fera grimper les coûts en conséquence.

Les États-Unis sont de gros producteurs de pétrole, mais cette production ne réussit à combler que le tiers de leur consommation. Il leur faut donc importer la différence.

Or, 85% des réserves pétrolières mondiales sont contrôlées par 10 pays: ce sont, dans l'ordre, l'Arabie Saoudite, le Canada, l'Iran, l'Irak, le Koweït, le Venezuela, les Émirats arabes unis, la Russie, la Libye et le Nigeria.

Il saute aux yeux que, de tous ces pays, c'est le Canada qui est le mieux placé pour approvisionner le marché américain.

Certes, l'exploitation pétrolière dans les sables bitumineux de l'Alberta est coûteuse, et sa rentabilité est liée aux fluctuations des prix pétroliers. D'une part, l'extraction de pétrole à partir des sables bitumineux est hautement polluante (l'Alberta est, de loin, la première province émettrice de gaz à effet de serre), et de nombreux parlementaires américains ont vivement critiqué le Canada pour cela.

L'explosion de Deepwater Horizon change la donne. Tenant compte des énormes besoins des Américains, il est possible, croit M. Crawford, que ceux-ci voient les sables bitumineux d'un oeil moins sévère. Ils y seront même encouragés si les pétrolières albertaines font plus d'efforts pour réduire leurs émissions de GES. D'autre part, si la nouvelle réglementation fait grimper les coûts d'exploitation dans le golfe du Mexique, les sables bitumineux pourront représenter une bonne solution de rechange.

Au bout du compte, conclut l'économiste, «cela signifie plus d'emplois de qualité, plus d'investissements, et plus de recettes budgétaires pour les gouvernements».

L'Alberta ne sera pas la seule gagnante; si les redevances pétrolières de cette province augmentent, le Québec, entre autres, verra ses revenus de péréquation ajustés à la hausse.

Encore une fois, il ne s'agit surtout pas de se réjouir. Nous voyons tous les jours, dans les médias, des images horribles d'oiseaux englués, de poissons morts, de nature souillée. Tout cela est épouvantable.

Personne au monde, pas seulement les Américains, ne peut rester insensible. Si ce gâchis avait pu être évité, je suis certain que Canadiens et Québécois se seraient volontiers passés d'investissements, emplois, recettes budgétaires et péréquation.

L'intervention de M. Crawford vise surtout à rappeler que la catastrophe a son envers de la médaille.

*Vous pouvez télécharger gratuitement le document en tapant www.ifitwasmyhome.com.