La dernière fois qu'il est allé en Thaïlande, il y a un peu plus d'un an, le politologue montréalais Erik Kuhonta a eu l'occasion d'assister, à Bangkok, à une assemblée du mouvement des «chemises rouges».

Au moins 5000 personnes s'étaient réunies ce jour-là au centre de la capitale. «C'était une manifestation très pacifique, il y avait des familles, des femmes, des enfants», se souvient cet expert de l'Asie du Sud-Est, qui enseigne à l'Université McGill.

 

Parmi les manifestants, on trouvait surtout des pauvres et des paysans, mais aussi quelques représentants des classes moyennes. Tous unis, selon M. Kuhonta, par un sentiment commun: leur désillusion face au gouvernement et aux élites qui le contrôlent.

Depuis, ce mouvement d'opposition s'est radicalisé. Il s'est armé, aussi. Une frange des chemises rouges est prête à recourir à la violence pour parvenir à ses fins. Mais aux yeux d'Erik Kuhonta, le fond du problème reste le même: les manifestants sont mus par un profond sentiment d'injustice. Et par une soif de réformes sociales, comme celles qui avaient été amorcées par l'ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, évincé par un coup d'État en 2006 après cinq ans de règne.

Ce milliardaire populiste et corrompu n'était pas, il s'en faut, un dirigeant idéal. Mais il avait accédé au pouvoir démocratiquement et ne s'en était pas servi seulement pour mettre de l'argent dans ses poches.

Son règne a été marqué par trois réformes majeures: l'établissement d'un régime de santé universel, pas tout à fait gratuit, mais pas loin; l'adoption de programmes de microcrédit pour stimuler l'économie des villages; et l'allègement des dettes des paysans.

C'était assez pour consolider ses appuis populaires et remporter triomphalement les élections de 2005. Mais comme l'écrit une autre spécialiste de la Thaïlande, Danielle Sabai, Thaksin «n'a pas mesuré à quel point il avait bouleversé les équilibres traditionnels du pouvoir».

D'autant plus qu'il était perçu comme peu révérencieux à l'égard de la monarchie. Un péché capital au pays du roi Bhumipol, souverain vénéré depuis plus de six décennies.

Le 19 septembre 2006, l'armée a donc profité de l'absence du premier ministre pour le renverser. Thaksin Shinawatra est en exil depuis ce coup d'État, et son parti est resté largement à l'écart du pouvoir, même s'il demeure très populaire et a remporté près de la moitié des sièges aux élections de 2007.

Les chemises rouges, qui représentent la majorité rurale de la population thaïlandaise, jugent que le gouvernement actuel est illégitime et réclament de nouvelles élections. Malgré ce que leur nom pourrait suggérer, les chemises rouges ne sont ni des idéologues ni des extrémistes d'allégeance maoïste du type de ceux que l'on trouve au Népal.

Leur rouge ne fait référence ni au petit livre du camarade Mao, ni au drapeau soviétique. Ce ne sont pas non plus des terroristes, même si le mouvement s'est armé et qu'il comporte aujourd'hui des factions plus intransigeantes, insiste Eric Kuhonta.

En fait, la crise qui sévit à Bangkok a pour toile de fond la fracture profonde qui divise une société marquée par des inégalités plus tranchées que dans les autres pays de la région. Et elle ne tombe surtout pas du ciel: cela fait plusieurs années que la majorité rurale se sent exclue de l'enrichissement du pays et que les élites urbaines manifestent un mépris souverain à l'égard des «ploucs» de la campagne.

Thaksin Shinawatra a été le premier politicien à se préoccuper de leur sort. Ses réformes étaient sans doute calculées et opportunistes, mais ceux qui en ont bénéficié veulent qu'elles continuent.