Les détaillants canadiens sont talentueux, gérant leurs commerces avec une efficacité qui rivalise avec celle de leurs concurrents américains. Mais, si seulement ils n'étaient pas si frileux!

C'est la conclusion à laquelle en vient l'Institut de la compétitivité et de la prospérité, un organisme sans but lucratif de Toronto qui, dans une recherche dévoilée jeudi, déplore le manque d'ambition internationale des détaillants du pays.

Alors que le Canada a produit 23 entreprises manufacturières de calibre international, il a donné naissance à un seul détaillant d'envergure mondiale. Un seul! C'est Alimentation Couche-Tard, analyse Roger Martin, doyen de l'école d'administration Rotman de l'Université de Toronto et président du conseil de l'Institut.

De l'ambition, l'entreprise lavalloise en revendrait comme additif dans son essence si elle le pouvait. «Pourquoi ne pas devenir le plus grand réseau de dépanneurs au monde?» se demandait son président, Alain Bouchard, lors d'une entrevue accordée en 1999.

Nombreux sont ceux qui ont pu croire à l'époque qu'Alain Bouchard fanfaronnait; leader canadien, n'est-ce pas suffisant ? D'autant que plusieurs détaillants québécois ont rebroussé chemin après s'être cassé le nez aux États-Unis. La Senza, Le Château, Suzy Shier, Au Coton... Et que dire du Groupe Jean Coutu, qui n'a pas encore jeté l'éponge avec la chaîne américaine Rite Aid, mais qui semble à bout de patience.

Depuis 1999, Alimentation Couche-Tard enfile les acquisitions à la même vitesse que ses clients québécois sifflent leurs bières le vendredi soir. Provi-Soir, Silcorp (Mac's), Dairy Mart, Circle K... On en perd le fil. Mais l'envergure de l'entreprise atteste aujourd'hui de ce patiente montée.

Alimentation Couche-Tard compte aujourd'hui 5883 magasins, dont environ 4400 lui appartiennent. Son effectif totalise plus de 53 000 employés. Son chiffre d'affaires s'est élevé à 15,8 milliards de dollars américains à son année financière 2009. Revenus sur lesquels l'entreprise a dégagé un bénéfice net de 254 millions US, en hausse de 34% sur celui enregistré en 2008. (Comme Couche-Tard tire 80% de ses revenus aux États-Unis, l'entreprise a opté pour la devise américaine.)

D'aucuns s'en contenteraient. Pas Couche-Tard, qui ambitionne d'exploiter 12 000 dépanneurs en Amérique du Nord. Et de dépasser par le fait même son éternel rival 7-Eleven. Cette entreprise texane contrôlée par des intérêts japonais compte 6970 dépanneurs aux États-Unis et au Canada.

L'acquisition de la chaîne Casey's, qui compte plus de 1500 points de vente, permettrait à Couche-Tard de faire un grand bond en avant. Surtout dans le Midwest, ce qui renforcerait la présence de l'entreprise québécoise dans cette région, où se trouve moins de 9% de ses magasins.

Encore faut-il que cette offre d'achat non sollicitée, d'une valeur de 1,9 milliard de dollars, se concrétise. Le conseil de Casey's, qui ignore depuis octobre dernier les avances de Couche-Tard, selon le détaillant québécois, a mal reçu la proposition, qualifiée d'opportuniste. Il juge trop chiche la prime de 14% offerte par Couche-Tard, prime qui répond néanmoins aux impératifs d'Alain Bouchard, qui se fait un point d'honneur de ne pas payer ses acquisitions trop cher.

Visiblement impatiente après avoir acquis de petites chaînes dont les commerces se comptent sur les doigts des deux mains, Couche-Tard entend profiter du contexte difficile aux États-Unis pour accélérer la consolidation. Bref, pour forcer la note.

L'industrie des dépanneurs doit composer avec de grandes difficultés, tant aux États-Unis qu'au Canada. Et c'est ce qui incite Couche-Tard à se lancer dans cette fuite en avant.

L'entreprise a beau être leste, avec sa gestion décentralisée, Couche-Tard souffre de plusieurs facteurs économiques sur lesquels elle n'a aucun contrôle.

Les deux tiers des revenus de Couche-Tard viennent de la vente de carburant. Quant le prix de l'essence baisse, les dépanneurs disposent d'une plus grande marge de manoeuvre. S'ils ne dépensent pas une fortune pour remplir leur réservoir, les consommateurs seront aussi plus enclins à acheter des aliments ou des boissons en magasin, des produits sur lesquels les marges de profit sont plus élevées. Mais lorsque le prix du carburant monte, comme c'est le cas actuellement, ce sont les dépanneurs qui encaissent le coup.

Au Canada, les dépanneurs de Couche-Tard souffrent aussi de la contrebande de cigarettes. Un phénomène qui n'ira pas en diminuant avec la hausse en deux temps de la taxe de vente provinciale du Québec. Aux États-Unis, pendant ce temps, le chômage (9,7% à la dernière lecture) n'arrive pas encore à se résorber.

En une phrase, les temps sont durs. Tellement que 9% des quelque 23 200 dépanneurs du pays ont fermé leurs portes l'an dernier, selon l'Association canadienne des dépanneurs en alimentation.

Les marges de profit des dépanneurs sont à ce point minces que Couche-Tard songe à lancer sa propre carte de crédit, en association avec d'autres détaillants, pour récupérer une partie des frais de transactions. C'est tout dire.

Dans le contexte, grandir pour avoir un meilleur pouvoir d'achat et pour rentabiliser ses centres de distribution, bref pour dégager des économies d'échelle, tient presque de la nécessité.

Encore faudra-t-il ravir Casey, au risque de se répéter. Car une offre non sollicitée revient à placer une pancarte à vendre sur le gazon d'une entreprise. Un rival pourrait surenchérir. Casey's pourrait se jeter dans les bras d'un autre concurrent.

Même si, dans un sursaut d'optimisme, Alain Bouchard a évoqué la possibilité que la transaction puisse se boucler en deux ou trois semaines, ce feuilleton ne fait que commencer.