Nombreux étaient ceux qui croyaient que World Color Press finirait dans les bras de R.R. Donnelley & Sons, le grand imprimeur de Chicago. Cela fait des années que cette entreprise circule comme un vautour au-dessus des anciennes imprimeries Quebecor. Ses dernières tentatives de rachat - du moins celles qui ont été rendues publiques - remontent d'ailleurs au printemps.

Cette acquisition semblait d'autant plus probable que l'homme qui a été nommé à la tête de World Color en septembre, au sortir de sa restructuration judiciaire, était un ancien dirigeant de Donnelley. Comme chef de la direction, Mark Angelson a négocié une série d'acquisitions entre 2003 et 2007. Qui de mieux placé que lui pour jouer les entremetteurs entre les deux premiers imprimeurs de l'Amérique du Nord?

Remarquez, Donnelley n'a peut-être pas dit son dernier mot. Mais, en l'absence de toute contre-offre, c'est l'imprimeur Quad/Graphics qui semble destiné à reprendre l'imprimeur montréalais au terme d'une transaction par échange d'actions complexe.

Établie à Sussex, à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Milwaukee, Quad/Graphics est relativement méconnue de ce côté-ci de la frontière, même si cette entreprise emploie 11 000 salariés et affiche un chiffre d'affaires de 2 milliards US. Le fait que cet imprimeur soit une entreprise à capital fermé, contrôlée par la famille Quadracci, n'y est certainement pas étranger.

Quad/Graphics a néanmoins défrayé la chronique aux États-Unis en raison des drames qui ont affligé cette famille du Wisconsin ces dernières années. L'imprimeur montréalais fondé par Pierre Péladeau en 1954 aboutit dans les mains d'une famille qui a elle aussi été éprouvée par la maladie mentale. Et à l'instar des Péladeau, la famille Quadracci s'est retrouvée dans l'embarras à la suite des frasques publiques de l'un de ses héritiers.

C'est Harry V. Quadracci qui a fondé Quad/Graphics en 1971 après avoir réhypothéqué sa maison. Ses frères et lui avaient travaillé dans la petite imprimerie que leur père, Harry R. Quadracci, avait lancée dans le garage attenant à l'épicerie familiale, à Racine, au Wisconsin.

Les affaires de Quad/Graphics ont vraiment décollé en 1977, lorsque l'entreprise a inopinément hérité du contrat pour imprimer la revue Newsweek, raconte la publication American Printer. L'imprimeur habituel de cette revue d'actualité était paralysé par un conflit de travail. Les éditeurs de Newsweek ont été épatés par le travail et la fiabilité de ce petit imprimeur, qui a envoyé l'un de ses employés ramasser les films à l'aéroport de Chicago lors d'une tempête de neige.

Harry V. Quadra a pris de l'expansion et acquis des presses à la pointe. Quad/Graphics est devenu au fil des ans le troisième imprimeur en Amérique du Nord.

En 2002, toutefois, le malheur s'est abattu sur l'entreprise. Un employé de Quad est mort dans un incendie qui a dévasté l'une des usines de l'imprimeur. Ce sinistre a accablé Harry V. Quadra, qui s'est noyé peu après dans un lac près de son domaine de Chenequa.

Le coroner a conclu que l'entrepreneur de 66 ans était mort accidentellement. Mais son fils aîné, Richard, a affirmé en entrevue à la revue Forbes que son père, atteint de schizophrénie, s'était plutôt suicidé - ce que le reste de sa famille conteste.

Si Richard Quadra a tiré cette conclusion, c'est qu'il a mis beaucoup de temps avant de reconnaître qu'il souffrait lui-même de cette maladie.

Diplômé en génie mécanique de l'Université Columbia, administrateur de Quad/Graphics, Richard Quadra a quitté l'entreprise familiale pour faire carrière sur Wall Street au cours des années 90.

Mais ce gestionnaire de risque qualifié de brillant a claqué la porte de Merrill Lynch et intenté une poursuite contre son ancien employeur. Homosexuel, Richard Quadra alléguait que son patron répandait la rumeur fausse selon laquelle il était séropositif; l'affaire s'est depuis réglée à l'amiable.

De son penthouse sur Gramercy Park, le 11 septembre 2001, Richard Quadra a vu les tours du World Trade Center s'effondrer. Ces attentats lui ont fait forte impression. Il est devenu agoraphobe et paranoïaque, au point d'installer 64 caméras autour de son appartement. Puis, il s'est coupé de sa famille.

En 2004, le New York Post a publié plusieurs articles sur les soirées sadomasochistes que Richard Quadra était censé organiser à son appartement. Le scandale a rejailli sur Quadra au moment où l'imprimeur tentait de se relever du décès de son fondateur.

Richard Quadra était aussi convaincu que son oncle Thomas et son petit frère Joel, qui avaient repris la direction de l'imprimeur, cherchaient à vendre Quad/Graphics. Sur son site web, il a même accusé sa mère, Betty, d'avoir assassiné son père!

Convaincue que son fils était malade, sa mère s'est servie d'une vieille loi sur la santé mentale de l'État de New York pour forcer son fils à prouver qu'il ne représentait pas une menace pour lui-même ou les autres. Même ses soeurs ont témoigné contre lui dans l'espoir qu'il se fasse traiter.

Après qu'un juge lui eut ordonné de subir une évaluation psychiatrique, Richard Quadra s'est sauvé au Canada. À son retour à New York, il s'est fait menotter puis jeter en prison.

Ce n'est qu'en 2005 qu'un médecin l'a correctement diagnostiqué et lui a administré des médicaments appropriés. Depuis que le nuage de la paranoïa s'est dissipé, Richard Quadra s'est réconcilié avec sa mère, ses deux soeurs et son frère Joel.

C'est ce dernier qui, à l'âge de 41 ans, dirige Quad/Graphics. Ce qui ne manque pas d'une certaine ironie. À la mort de son père, le détaillant L.L. Bean a retiré à Quad le contrat d'impression de son catalogue, d'une centaine de millions de dollars, pour le confier à... Quebecor World. Aujourd'hui, c'est Joel Quadracci qui entend reprendre le flambeau allumé il y a 55 ans par Pierre Péladeau.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca