Aucun journaliste n'aime écrire ce type de chronique qui s'apparente à la notice nécrologique. Mais il faudrait se rentrer la tête dans les sables bitumineux, ou espérer se faire élire à la mairie de Montréal, pour ne pas se rendre à cette évidence. L'industrie pétrochimique de la métropole se meurt d'une maladie qu'aucune chimiothérapie ne saurait guérir.

La ville a depuis longtemps perdu les avantages concurrentiels qui ont fait pousser cette industrie ici, à des lieues de tout puits de pétrole. Et la force que la métropole conservait grâce à sa masse critique est en train de se disloquer. Ainsi, la fermeture de la raffinerie Shell paraît fatale pour Montréal.

«On pourrait bien tenir l'industrie à bout de bras, à coup de subventions. Mais, quand le raffinage part, c'est tout le reste qui s'écroule», note Fernand Martin, professeur d'économie à l'Université de Montréal.

Comment la raffinerie de Petro-Canada dans Montréal-Est, propriété de Suncor, pourra-t-elle survivre au départ de Shell étant donné que les deux installations partagent les coûts de l'oléoduc qui relie Portland (Maine) à Montréal? La réponse, on le craint, ne tardera pas à venir...

Pour mieux comprendre ce qui se passe, il faut toutefois revenir en arrière. Si la pétrochimie a pris son essor à Montréal, c'est en raison de la volonté politique à Ottawa, à la fin des années 50, de faire naître une industrie nationale, rappelle Jean-Thomas Bernard, professeur d'économie à l'Université Laval. Ce n'est qu'en 1947 qu'on a découvert du pétrole dans le village de Leduc, en Alberta.

Toutefois, le sujet était (et reste) à ce point controversé que le gouvernement conservateur de John Diefenbaker a préféré confier à une commission dirigée par l'homme d'affaires Henry Borden la tâche de fixer les règles du marché, en 61-62.

À l'ouest de la rivière des Outaouais, les raffineries devaient s'approvisionner de pétrole albertain, même s'il était plus coûteux. À l'est, les raffineries pouvaient importer du pétrole à l'international, nettement moins onéreux. C'est ce qui a favorisé l'essor de Montréal. Mais cette frontière que l'on a appelée la «ligne Borden» a sauté en 1973, avec le premier choc pétrolier. Et avec cela, Montréal a perdu son plus grand atout.

Montréal, qui a déjà compté six raffineries, a vu une première vague d'établissements fermer, au début des années 80. Ont été démantelées les raffineries de Texaco, de BP, de l'Impériale (Esso), puis de Gulf.

Québec n'allait pas rester impassible et s'est mis en tête de sauver cette industrie, notamment par l'entremise de la Société générale de Financement. Or, les millions investis en pétrochimie n'ont pas été très payants.

À la suite de la fermeture de PTT Poly Canada, une usine de polymère qui a récemment été cédée au groupe portugais Imatosil pour un montant gardé secret, la SGF a radié 108 millions de dollars en 2008. La société d'État a aussi englouti 160 millions dans Pétromont, qui a fermé ses installations de Varennes et de Montréal-Est il y a un an, si l'on inclut les coûts de décontamination.

La SGF, qui compte encore trois investisseurs dans ce secteur dit «prioritaire», croit-elle encore en la pétrochimie pour le Québec? Aucun dirigeant n'était apparemment disponible hier, et sa porte-parole, Sophie Alarie, s'est refusée à tout commentaire.

Des voix s'élèvent néanmoins pour sauver la raffinerie Shell et, avec elle, l'industrie de Montréal-Est. Car il faut voir que cette industrie est un écosystème. Les sous-produits de l'un servent d'intrants à l'autre. Or, ces sous-produits voyagent peu ou mal, d'où la difficulté de les substituer.

N'expliquait-on pas la flambée du prix pétrole avant la récession par un manque criant de raffineries? Certes, mais il s'agissait d'un problème circonstanciel, par ailleurs limité à l'Amérique du Nord. Les marges bénéficiaires des raffineurs ont plus que doublé de 2005 à 2008 comparativement aux marges observées en Europe ou en Asie. Les installations du Golfe du Mexique se remettaient avec peine du passage de l'ouragan Katrina, tandis que les Américains restaient entichés des grosses bagnoles gourmandes en carburant.

Mais ce problème s'est résorbé avec la récession et l'achat de voitures plus efficaces. À tel point que les raffineurs se sont retrouvés en 2009 en situation de surcapacité. Voilà pourquoi toutes les raffineries les plus vétuste sont dans le collimateur – ici comme ailleurs.

Les nouvelles raffineries de grande capacité s'établissent de plus en plus à proximité des centres d'extraction et de production, que ce soit dans le Golfe du Mexique ou au Moyen-Orient. D'ailleurs, le marché des produits pétroliers raffinés se mondialise à l'instar du marché du pétrole brut

Faut-il s'en inquiéter? D'un exportateur de pétrole raffiné (excédent de 15% sur la consommation), le Québec deviendra un importateur avec la fermeture de la raffinerie Shell, précise Jean-Thomas Bernard. Mais de toute façon, le prix de gros de l'essence (prix à la rampe de chargement) sera toujours établi à New York. Il n'y a aucune raffinerie au nord du New Jersey, et le nord-est des États-Unis ne s'en porte pas plus mal.

Reste toutefois les travailleurs de cette industrie menacée. En 2008 au Québec, 3325 salariés travaillaient encore pour 25 entreprises dans le raffinage, la pétrochimie, les biocarburants et autres industries connexes, selon les données de Statistique Canada. «Contrairement aux anciens ouvriers, ce sont des travailleurs spécialisés dont les compétences peuvent se transférer dans d'autres secteurs», note toutefois Danielle Dunn, directrice générale du comité sectoriel de main-d'oeuvre pour le Québec.

Le défi de Montréal n'est donc pas tant d'engloutir des sommes colossales pour sauver des vieilles raffineries qui semblent condamnées par une logique économique implacable. Son défi, c'est de se tailler une place dans une industrie d'avenir à haute valeur ajoutée, comme les technologies vertes. Mais là, tout reste à faire.

@* COURRIEL renvoi fin texte:S Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca