Je n'oublierai jamais le 6 décembre 1990, 19 ans presque jour pour jour aujourd'hui.

Paul Desmarais, 63 ans à l'époque, grand patron de Power Corporation, avait décidé d'accorder une de ses rares entrevues à la presse. Nous étions quatre journalistes: Jacques Benoit, Alain Dubuc, le regretté Claude Masson et moi-même.

Ce devait être une entrevue d'une heure maximum, elle en a duré le double et un peu plus. C'était tellement fascinant que personne n'avait vu le temps passer.

Parmi les sujets abordés: la Chine.

Dans les années 70 et 80, à une époque où à peu près personne ne s'intéressait à la Chine, Paul Desmarais avait déjà entrepris de prospecter le terrain, de nouer des contacts, d'explorer les occasions d'affaires. En fait, dans le monde de la haute finance internationale, Power faisait déjà figure de précurseur dans le complexe dossier chinois, devançant les Américains, devançant les Européens.

Lors de cette entrevue, c'était sept ans avant l'annexion de Hong-Kong par la Chine, Jacques Benoit a demandé à Paul Desmarais ce qu'il pensait de l'affaire. Réponse:

> «Oh! Je ne suis pas inquiet. Mon associé d'affaires à Hong-Kong, c'est le vice-président du Parti communiste!»

Voilà ce qui s'appelle avoir une longueur d'avance.

À la même époque, tout en poursuivant ses études universitaires, Stephen Harper était un jeune et relativement obscur rédacteur de discours et conseiller politique de la députée réformiste albertaine Deborah Grey. Il allait, comme on sait, connaître une rapide ascension pour finalement accéder au fauteuil de premier ministre en 2006.

Pendant ces 16 années, le Canada a fait un virage à 180 degrés par rapport à la Chine. Le gouvernement Chrétien, notamment, a multiplié les délégations, les invitations et autres gestes d'ouverture.

À partir de 1995, le commerce entre le Canada et la Chine va littéralement exploser. En 1995, le volume total du commerce entre les deux pays atteint 6,6 milliards, autant dire des miettes (ce montant équivaut, à l'époque, au volume du commerce avec les États-Unis en six jours). Aujourd'hui, le commerce entre le Canada et la Chine frise les 43 milliards, et la Chine est devenue le deuxième partenaire du Canada (très très très loin, il est vrai, derrière les États-Unis).

Cette explosion, la Chine ne l'a pas vécue uniquement avec le Canada, mais aussi avec tous ses autres partenaires, États-Unis en premier lieu. Véritable locomotive de l'économie chinoise, le commerce a fortement contribué a propulser la Chine parmi les grandes puissances économiques de la planète. Aux taux de change courants, la Chine est aujourd'hui la troisième économie mondiale, avec un produit intérieur brut de 4,3 trillions (quatre mille trois cents milliards), comparativement à 14,4 pour les États-Unis, 4,9 pour le Japon et 3,7 pour l'Allemagne.

Certes, sur une base par habitant, cela donne à peine plus de 3300$, 12 fois moins qu'au Canada. En dépit des progrès fulgurants des dernières années, la Chine a encore un gros pied dans le tiers-monde. N'empêche: c'est un acteur incontournable. Or, le moins que l'on puisse dire, c'est que, depuis 2006, le premier ministre Harper n'a pas fait grand-chose pour s'intéresser à la Chine.

Ce qui lui a valu, lors de son tout récent voyage dans ce pays, de se faire taper sur les doigts par son homologue, Wen Jiabao. Heureusement, l'incident n'a pas eu de suites fâcheuses: la visite de M. Harper a été largement dominée par les dossiers économiques et s'est terminée sur une note tout à fait cordiale.

Au fond, aucun des deux pays n'a intérêt à bouder l'autre. On a vu que le commerce Canada-Chine atteint un volume de 43 milliards. Or, il existe un énorme déséquilibre dans ces échanges. La Chine achète pour 8 milliards de produits canadiens (principalement de la pâte de bois, des produits chimiques, du nickel). De leur côté, les Canadiens achètent pour 35 milliards de produits chinois (machinerie, produits électroniques, jouets, meubles, vêtements). Cela laisse donc, pour le Canada, un déficit de 27 milliards.

Dans ces conditions, les deux pays ont avantage à entretenir un bon climat d'affaires. La Chine a tout à gagner en maintenant les meilleures relations avec un aussi bon client. Le Canada a tout intérêt à développer le potentiel énorme (et à peine entamé) des exportateurs canadiens sur le marché chinois. Depuis plus de 30 ans, d'abord avec des initiatives privées comme celles de Paul Desmarais, ensuite avec la multiplication de missions officielles, le Canada s'est toujours efforcé de se tailler une place sur le marché chinois. Facile à dire, plus difficile à faire. C'est un marché hautement convoité, et la compétition est féroce entre concurrents américains, japonais et européens. Cela a peut-être été long, mais il semble, heureusement, que M. Harper a fini par le comprendre...