Peu de consommateurs le savent, mais il existe au Canada, entre les gouvernements et les producteurs agricoles, une connivence pour maintenir les prix des produits laitiers à des niveaux élevés.

On appelle pudiquement ce système la «gestion de l'offre», et c'est un sujet rigoureusement tabou. Vous n'entendrez jamais un politicien dénoncer le système, et les rares commentateurs qui osent le remettre en question se font clouer au pilori par le puissant lobby des producteurs laitiers.

Il a donc fallu une bonne dose de courage au Conference Board, organisme de recherche économique réputé, pour publier, hier, un rapport-choc qui décortique, en 45 pages bien tassées, «les pratiques, les acteurs et les pressions» qui se cachent derrière la «gestion de l'offre».

Vrai, les producteurs laitiers ne l'ont pas toujours eu facile. Dans les années 60, ils sont plus ou moins victimes de l'instabilité des prix internationaux et se considèrent à juste titre les otages de l'industrie de la transformation qui impose ses propres politiques de prix. Les producteurs de fromage perdent leur principal marché d'exportation avec l'adhésion du Royaume-Uni au Marché commun européen. Ça va mal.

C'est le gouvernement Trudeau, dans les années 70, qui inaugure le système de gestion de l'offre. L'objectif est simple et bien intentionné: assurer aux producteurs laitiers des revenus stables et des rendements équitables. C'était il y a 40 ans. Beaucoup de choses ont changé depuis ce temps, et le moins que l'on puisse dire, c'est que la formule vieillit mal.

Le document identifie les trois piliers qui soutiennent le système: le contrôle des prix, le contrôle de la production et le contrôle des importations.

Au Canada, les prix des produits laitiers ne sont pas déterminés par le marché, mais par les administrations publiques, qui se basent sur les coûts de production. Cette approche comporte plusieurs défauts.

D'abord, les consommateurs paient trop cher. Aux prix de détail, le litre de lait entier coûte 64 cents de plus au Canada qu'en Australie, un pays où la gestion de l'offre n'existe pas. Pour une livre de beurre, la différence est de 1,50$.

L'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) considère d'ailleurs que ce transfert des consommateurs vers les producteurs constitue une forme de subvention agricole.

De plus, puisque les prix sont fixés en fonction des coûts de production, les producteurs n'ont aucun intérêt à mieux contrôler leurs coûts. C'est ainsi que les prix à la consommation des produits laitiers augmentent plus vite que l'ensemble des prix alimentaires: 38% de hausse en 10 ans, contre 27% pour l'ensemble des prix alimentaires.

Les grands gagnants sont évidemment les producteurs laitiers, dont les marges de profit sont très largement supérieures à celles des autres producteurs agricoles: une plantureuse moyenne de 13% par année, contre une perte moyenne de 2% chez les producteurs non assujettis à la gestion de l'offre.

Le deuxième moyen, c'est le contrôle de la production. On y parvient au moyen d'un système de quotas. À partir du moment où vous limitez la production, il est clair que vous allez faire grimper les prix. Évidemment, avec les marges de profit que l'on vient de voir, il est payant de détenir des quotas. C'est ainsi que les producteurs laitiers d'aujourd'hui n'ont plus rien à voir avec l'image classique du petit producteur artisanal. Ce sont de véritables gens d'affaires.

L'étude évalue de façon prudente que la valeur marchande moyenne du quota laitier au Canada dépasse les 2 millions de dollars; dans l'ensemble du pays, il y en aurait donc pour 28 milliards, dont 11 milliards au Québec, la principale province productrice. Dans ces conditions, on comprend que seulement 3% des producteurs laitiers déclarent des revenus inférieurs à 50 000$. En revanche, 64% d'entre eux ont des revenus supérieurs à 250 000$. Chez les producteurs agricoles non protégés par le système, 52% déclarent des revenus inférieurs à 50 000$, et seulement 14% dépassent les 250 000$.

Enfin, le contrôle des exportations vise à bloquer l'entrée de produits laitiers au Canada en imposant des tarifs prohibitifs. Ainsi, sur le lait de consommation, le Canada impose un tarif de 241%; sur la poudre de lait écrémé, de 270%; sur le beurre, de 299%. Les producteurs locaux sont ainsi protégés de la concurrence étrangère, mais ce sont encore les consommateurs qui en font les frais. Sans compter que de tels tarifs nuisent à la réputation du Canada.

Quarante ans après l'introduction de la gestion de l'offre dans le secteur laitier, il est grandement temps de se demander si le système a encore sa raison d'être. Évidemment, l'influent lobby des producteurs laitiers fera tout pour maintenir un système qui le sert si bien. Le mérite du Conference Board est d'avoir attaché le grelot au cou du chat. Reste à savoir si l'appel sera entendu.