Si Wall Street était une personne, on dirait qu'elle manque singulièrement de jugement. Depuis que les marchés boursiers se sont ressaisis, au printemps, pas un mois ne passe sans une nouvelle révélation sur les rémunérations extravagantes de financiers.

Dévoilés récemment, les émoluments de 100 millions de dollars que la fragile banque Citigroup a versés en 2008 à Andrew Hall, grand patron de sa filiale de courtage en énergie, sont la goutte qui a fait déborder le vase.

Il ne faut pas s'étonner que Washington ait sorti l'artillerie lourde. Wall Street a couru après.

«Les gars, il va falloir que vous compreniez que vous ne pouvez pas faire la fête comme en 2007. Si vous prenez l'argent des contribuables, alors les règles du jeu devront changer», a sermonné Elizabeth Warren, présidente du comité de supervision du fonds de sauvetage de 700 milliards US, sur les ondes du réseau CBS.

Même si elle était prévisible, l'intervention de Washington suscite de vives réactions. Et pour cause. L'État met son nez dans les affaires d'entreprises commerciales pour fixer les salaires des hauts dirigeants, revoir les politiques de rémunération et remanier les conseils d'administration.

Ainsi, le grand manitou de la rémunération aux États-Unis, Kenneth Feinberg, du ministère du Trésor, a aiguisé ses ciseaux. Il entend couper d'environ 90% les salaires des 25 plus hauts salariés de sept firmes qui ont été renflouées par l'Oncle Sam. La rémunération globale de ces dirigeants devrait ainsi chuter de moitié.

Cela aurait pu être pire. Washington ne plafonne pas les rémunérations dans le secteur financier. Ainsi, les dirigeants pourront toujours recevoir des salaires, des primes ou des avantages sociaux qui se chiffrent en millions de dollars.

Le chef de la direction de la Bank of America, Kenneth Lewis, a renoncé à son salaire et à sa prime en 2009, à la demande de Kenneth Feinberg. Néanmoins, Kenneth Lewis conserve, à la veille de sa démission annoncée pour la fin de l'année, son régime de retraite nanti de 53,2 millions de dollars. Le salaire, c'est souvent la pointe de l'iceberg de la rémunération!

Les coupes du grand manitou de la rémunération ne sont pas rétroactives non plus. Elles s'appliqueront pour les mois de novembre et de décembre et seront revues au début de 2010.

De plus, elles visent les dirigeants de seulement sept entreprises qui vivent aux crochets de l'État. Ce sont American International Group (A.I.G.), Bank of America, Chrysler, Chrysler Financial, Citrigroup, General Motors et GMAC.

Ne sont pas visées les entreprises qui ont déjà remboursé les prêts et fonds d'urgence que Washington leur avait consentis. Par exemple, rien n'empêchera la firme de courtage Goldman Sachs de verser les 16,7 milliards de dollars mis de côté en 2009 pour la rémunération de ses employés, soit plus de 500 000$ par salarié en incluant les réceptionnistes. Et cela, même si Goldman Sachs a grandement profité, par la bande, du généreux sauvetage de l'assureur A.I.G. (totalisant 182 milliards!), avec laquelle cette firme traitait.

Malgré tout, les ciseaux de Kenneth Feinberg font frémir nombre d'Américains qui sont allergiques à toute forme d'interventionnisme. Mais, dans ce cas-ci, le débat est mal situé.

Alors qu'on ne donnait plus cher de ces entreprises, l'État a allongé des fonds là où aucun financier n'était prêt à le faire. Ainsi, le gouvernement américain est devenu l'actionnaire majoritaire de firmes renflouées. Par exemple, le gouvernement américain contrôle 61% de la nouvelle General Motors et plus de 80% du holding qui chapeaute A.I.G..

On ne s'insurge pas quand les caisses de retraite et les fonds d'investissements privés virent à l'envers les entreprises dans lesquelles elles investissent. Pourquoi en serait-il autrement quand c'est l'État? C'est un «principe comptable généralement reconnu» que c'est celui qui signe le chèque qui tire les ficelles.

Et l'actionnaire de contrôle tente d'envoyer un message par cette intervention qui tient de l'opération de relations publiques à grand déploiement. Le secteur financier a intérêt à marcher les fesses serrées. D'autant que la Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis, en a remis, hier.

La Fed compte examiner les politiques de rémunération des 28 institutions financières les plus imposantes aux États-Unis. La banque centrale veut s'assurer que ces politiques n'incitent pas les dirigeants à prendre des risques inconsidérés pour empocher des profits à court terme, ce qui mettrait en péril la survie même de leur entreprise.

En cela, la Fed rejoint Kenneth Feinberg. Le grand manitou de la rémunération veut s'assurer que les dirigeants soient moins récompensés en espèces sonnantes et davantage rémunérés en options d'achat d'actions et en titres qu'ils doivent conserver à long terme. Bref, il faut que la rémunération des dirigeants colle mieux à la santé financière de leur entreprise.

Kenneth Feinberg espère que ces bonnes pratiques en rémunération et en régie d'entreprise seront contagieuses et se retrouveront chez les autres institutions financières sur lesquelles Washington a peu ou pas de prise. Qu'elles soient «volontairement adoptées par le marché».

Ces réformes tiennent du gros bon sens. Malheureusement, il ne faudrait pas trop compter sur l'adhésion volontaire. Car si la communauté de Wall Street a démontré une chose au cours de la dernière année, c'est qu'à moins d'y être contrainte, elle ne changera pas ses mauvaises habitudes.