C'est un scénario tellement surréaliste qu'on aurait dit à son improbable scripteur qu'il ne tient pas la route.

Pensez-y. General Motors, une entreprise centenaire qui a longtemps symbolisé la domination de l'économie américaine, se mettra à l'abri de ses créanciers ce matin. C'est le président Barack Obama lui-même qui en fera l'annonce, selon les médias américains.

Même si les analystes voient venir cette restructuration judiciaire depuis quelques semaines déjà, même si GM est parvenu à un accord avec ses créanciers et ses travailleurs syndiqués, l'affaire n'est pas banale. C'est la page la plus sombre dans l'histoire de ce constructeur américain tout déglingué, qui est porté à bout de bras par des gouvernements fauchés. Et cela, même si GM envisage le recours au chapitre 11 de la loi sur la faillite comme le moyen le plus expéditif de sortir des soins intensifs.

Au même moment, le Canada, ce sous-traitant de Detroit qui joue les éternels seconds, se réveille en sursaut comme producteur d'autos, à une époque où les constructeurs nationaux de l'Occident cèdent la route à des constructeurs du Japon, de la Chine, de l'Inde et d'ailleurs en Orient! Inouï.

«Nous voulons construire des voitures Opel au Canada», a déclaré Frank Stronach à un quotidien torontois vendredi, peu après avoir appris que son entreprise, le fabricant de pièces Magna International, de l'Ontario, avait remporté les enchères pour le contrôle de la division allemande de GM.

Ce n'est pas demain la veille que l'on verra des Opel sortir d'une chaîne de montage en Ontario! Mais on pardonnera à Frank Stronach son enthousiasme, lui qui réalise maintenant un vieux rêve.

Au Québec, Frank Stronach est moins connu que sa fille Belinda. Cette fugace députée fédérale s'est fait connaître pour avoir traversé la Chambre et avoir largué sans cérémonie son compagnon, l'actuel ministre de la Défense nationale, Peter MacKay. Mais il est de notoriété publique que Frank Stronach, cet immigré autrichien qui a fondé Magna en 1957 dans un garage de Toronto, ambitionne de devenir constructeur en propre.

En Europe, Magna fabrique déjà en sous-traitance certains modèles, comme les BMW X3, les Jeep Commander et les camions Mercedes-Benz de classe G.

Frank Stronach avait tenté de racheter Chrysler au printemps de 2007 des mains de Daimler, mais il s'était fait damer le pion par le fonds américain Cerberus - ce dont il se félicite maintenant. À la même époque, il s'est associé à l'oligarque russe Oleg Deripaska, qui contrôle le constructeur automobile GAZ. Celui-ci a investi plus de 1,5 milliard de dollars dans Magna en échange d'une participation de 20%. Mais cette association controversée s'est disloquée l'automne dernier en raison des difficultés financières de Deripaska, qui peine à refinancer ses dettes.

Malgré tout, les yeux de Frank Stronach sont toujours rivés sur la Russie, le marché automobile qui connaissait la croissance la plus forte en Europe avant que n'éclate la crise financière. Pour prendre le contrôle de l'exploitation d'Opel, Magna s'est associée à la banque d'État russe Sberbank. Réunis, ces partenaires possèdent 55% d'Opel, alors que GM (35%) et les employés (10%) se partagent le reste.

Magna a joué de chance avec Opel. Le constructeur italien Fiat croyait l'emporter pour former un groupe industriel dominant avec Chrysler. Mais en Allemagne, Magna s'est gagné la faveur des dirigeants syndicaux et des politiciens en quête de réélection, en annonçant une restructuration moins douloureuse. La moitié des 50 000 salariés d'Opel travaille au pays de Goethe. Magna compte néanmoins abolir 11 000 postes.

Toutefois, Magna a en quelque sorte créé sa chance. L'entreprise se trouve en excellente santé financière, même si sa rentabilité se dégrade, compte tenu des difficultés de ses principaux clients, GM en tête. L'entreprise avait 1,75 milliard de dollars américains en liquidités au 31 mars.

Frank Stronach, qui a émigré au Canada à 21 ans avec 200$ dans sa valise, a tiré des leçons de ses mésaventures. Au début des années 90, alors que la récession et la guerre du Golfe faisaient rage, ce self-made-man a failli perdre son empire, lourdement endetté à la suite d'une série d'acquisitions.

Aujourd'hui, Magna a un chiffre d'affaires de 23,7 milliards de dollars américains et emploie 82 000 personnes dans 240 usines de par le monde.

Malgré tout, Frank Stronach, passionné de courses de chevaux, reste un gambler dans l'âme. D'ailleurs, son entreprise de pistes de course, Magna Entertainment, s'est mise à l'abri de ses créanciers en mars, à la suite d'investissements insensés. Frank Stronach n'en fait généralement qu'à sa tête, une liberté que lui procurent ses actions à droit de vote multiple, avec 300 votes par titre!

Investir dans un constructeur d'automobiles en 2009, même au rabais, reste un sport dangereux. À plus forte raison quand on se met à concurrencer ses propres clients. Cela ne posera évidemment pas de problème à GM, qui reste actionnaire d'Opel. Cela dit, la relance d'Opel sous une nouvelle administration ne réglera pas le problème de fond de surcapacité de l'industrie!

En revanche, la concurrence de Magna pourrait être mal reçue par Fiat, Bayerische Motoren Werke et Volkswagen. Ces clients et nouveaux rivaux pourraient exercer des représailles à l'endroit de Magna.

Frank Stronach croit que, en cette période de collaboration et de partenariats entre constructeurs, les fabricants européens ne prendront pas ombrage de son investissement dans Opel. Mais cela reste à voir.

Et puis il y a le fameux marché russe, un marché qui, malgré les relations de Frank Stronach, reste un Far-West des affaires.

La route pour le premier constructeur de voitures du Canada s'annonce sinueuse.

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