Beaucoup de gens ont dû sursauter en voyant les leaders syndicaux québécois former un front commun pour soutirer à leur employeur (c'est-à-dire l'ensemble des contribuables) des augmentations salariales de 11,5% sur trois ans.

Cette demande apparaît singulièrement insolite, restons polis, alors que nous traversons la pire récession des 70 dernières années. Les travailleurs perdent leurs emplois par milliers. Depuis le début de la récession, 321 000 emplois ont été supprimés au Canada, dont 32 000 au Québec. Les gouvernements ont renoué avec le cercle vicieux des déficits et de l'endettement. Mais les syndicats québécois semblent déconnectés de ces réalités, «comme des Martiens qui viendraient de débarquer sur Terre et qui n'arrivent pas à décoder les bulletins de nouvelles», pour reprendre l'expression de mon collègue Alain Dubuc.

 

Or, le front commun affirme avoir en mains un argument blindé: le dernier rapport de l'Institut de la statistique du Québec (ISQ) sur la rémunération. Le document montre que, pour des emplois identiques, les salaires des fonctionnaires québécois sont maintenant en retard sur ceux du secteur privé.

Le rapport de l'ISQ reprend la méthodologie du défunt Institut de recherche et d'information sur la rémunération (IRIR), qui compare la rémunération pour près de 80 emplois-repères que l'on trouve à la fois dans le public et le privé: cadres, professionnels, employés de bureau, ouvriers. Les emplois qui sont peu représentés dans le privé, comme les policiers, les infirmières ou les enseignantes, sont exclus de l'étude.

La dernière enquête de l'ISQ montre qu'effectivement, les fonctionnaires québécois accusent un retard salarial de 5,2% sur le secteur privé. En revanche, si on tient compte de la rémunération globale, en incluant les avantages sociaux (assurances collectives, caisses de retraite) et la durée de la semaine de travail, les fonctionnaires détiennent un avantage de 4,2%.

Si on ne retient que le secteur privé syndiqué, le retard salarial est de 15,6%, et de 12,2% si on tient compte de la rémunération globale.

Au premier coup d'oeil, on peut donc comprendre que les dirigeants syndicaux parlent de «rattrapage».

Mais dans les faits, le discours du front commun est une illusion. Ce n'est pas vrai, tout simplement pas vrai, que les salaires du secteur public québécois sont en retard sur ceux du privé.

L'enquête de l'ISQ ne couvre que les entreprises de 200 employés ou plus. Ce n'est pas une omission ou une erreur méthodologique, c'est voulu comme cela. Puisque l'idée est de comparer la rémunération des fonctionnaires avec les autres secteurs, on retient des employeurs qui offrent des conditions comparables à celles du secteur public.

Or, le marché du travail au Québec ne se limite pas aux grands employeurs, et encore moins aux entreprises syndiquées.

Il existe au Québec 3,3 millions d'emplois. De ce nombre, 2,3 millions se trouvent dans des entreprises comptant moins de 200 employés. Autrement dit, en affirmant que les salaires des fonctionnaires sont inférieurs à ceux du privé, on ignore la situation de 70% des travailleurs, pour l'essentiel les moins bien payés.

Il existe bien sûr des exceptions, mais il n'y a aucun doute que les salaires grimpent avec la taille de l'entreprise.

Dans les petites entreprises employant moins de 20 personnes, le salaire hebdomadaire moyen se situe à 436$. Ce montant grimpe à 582$ dans les entreprises où on trouve entre 20 et 99 employés. Ces deux catégories, à elles seules, représentent 63% de l'emploi au Québec. Or, le salaire moyen québécois se situe à 598$. C'est donc dire que deux travailleurs sur trois ont des salaires inférieurs à la moyenne. Dans les entreprises comptant entre 100 et 500 employés, les travailleurs gagnent 722$ et enfin, dans les grandes entreprises (plus de 500 employés), il passe à 813$.

Et on ne parle même pas ici des avantages sociaux.

Dans ces conditions, le supposé «retard» des fonctionnaires sur le secteur privé est une immense fiction. La réalité, c'est que les fonctionnaires sont en retard seulement si on ne considère que les meilleurs employeurs du privé, et qu'on fait comme si 70% des autres travailleurs n'existaient pas.

Allez donc expliquer aux deux millions de travailleurs québécois, dans les PME manufacturières, les restaurants, les salons de coiffure, les petits commerces de détail, qui travaillent pour 500$ par semaine ou moins, à peu près aucune sécurité d'emploi et des caisses de retraite dérisoires quand ils en ont, allez donc leur dire qu'ils sont en «avance» sur les syndiqués du front commun.

Alain Dubuc a raison: des Martiens.