Le 12 janvier 2007, c'était un vendredi, un peu avant huit heures du matin à la station de métro L'Enfant Plaza à Washington, D.C. Un type avec une casquette de baseball s'est installé dans la galerie en haut des escaliers mécaniques d'où émergent les gens qui sortent du métro, et là, adossé au mur, à côté d'une poubelle, entre un marchand de journaux et le stand d'une cireuse de souliers, le type s'est mis à jouer du violon.

C'était l'heure du rush vers les bureaux des tours voisines où logent différents ministères fédéraux, dont celui du Commerce et celui de l'Énergie.

 

L'étui du violon était ouvert aux pieds du type pour que les gens, en passant, jettent des sous dedans. Le type a commencé à jouer la Chaconne de Bach, une des plus belles pièces de musique jamais écrites de toute l'histoire de l'humanité; une des plus difficiles à jouer aussi, ce n'est pas moi qui le dis. Je n'ai jamais entendu la Chaconne de ma vie et je ne pense pas que j'aimerais ça; quand y'a pas des guitares électriques qui jouent lourd et profond, comme Foreigner mettons, j'aime pas ça.

Le type qui jouait dans le métro n'était pas n'importe qui, c'était Joshua Bell. Actuellement le plus grand, le plus doué, le plus génial des violonistes; ça non plus ce n'est pas moi qui le dis, je n'avais jamais entendu son nom avant de lire cette histoire.

Donc, le type n'était pas n'importe qui, et son violon n'était pas n'importe quoi, mais un stradivarius fabriqué par Antonio Stradivari lui-même en 1713. Prix de la chose: trois millions et demi. Après la Chaconne, le type a joué l'Ave Maria de Schubert, puis une pièce de Massenet, pour revenir finalement à Bach, une gavotte.

Joshua Bell a joué 45 minutes. Quarante-cinq minutes de pure beauté.

On sait par un jeu de caméras cachées que 1070 personnes sont passées à côté de lui. Vingt-sept ont jeté de la monnaie dans l'étui du violon, la plupart machinalement, en passant sans s'arrêter, tiens toé! pour un total de 32$. Juste pour le fun, quand Bell joue en concert, il est payé autour de 1000$ la minute.

Une seule personne sur 1070, une employée du ministère du Commerce, Stacy Furukawa, a reconnu Bell, stupéfiée qu'il joue dans le métro, mais plus encore stupéfiée que personne ne le reconnaisse, ne le salue, n'arrache son t-shirt. O my gosh! What kind of a city do I live in that this could happen? Traduction très libre: serait-il possible que je vive dans un monde d'abrutis?

Mais le chiffre intéressant, celui qui va au coeur de l'expérience: sur 1070 personnes, sept seulement se sont arrêtées de faire ce qu'elles étaient en train de faire pour jouir de cette pure beauté qui les avait saisies.

Cette expérience a été menée par le Washington Post, dont on peut lire le reportage et voir la vidéo sur le Net. C'est, de toutes mes lectures confondues des trois derniers mois - essais, romans et poésie -, la plus vivifiante. La plus surprenante aussi. On n'attend pas cela d'un quoditien. Oui, oui, on attend qu'il déguise un maestro en guenillou, le fasse jouer dans le métro et dise: vous ne l'avez pas reconnu, bande de nonos. Ça oui, ça se fait beaucoup. Mais cette recherche que le Washington Post a menée à travers son reportage sur la beauté - la beauté transcende-t-elle toujours l'instant? -, les renvois à Platon, à Kant et David Hume, ça non, c'est pas dans les journaux d'habitude.

Cela dit, je n'embarque pas avec leurs conclusions; surtout avec celle, très américaine, qui avance que les innocents - les enfants donc - seraient plus immédiatement sensibles à la beauté. Les caméras montrent que tous les enfants de l'expérience ont manifesté un intérêt en passant près de Bell. Parce que spontanément sensibles au beau, concluent les auteurs de l'expérience. Moi je dis parce que amusés, distraits par l'événement.

Je dis même exactement le contraire. Que le beau n'a rien à faire avec l'innocence. Et je vous entends hurler d'ici, je dis que le beau vient plus aisément aux gens intelligents qu'aux autres. Le beau est affaire de goût bien sûr; or, le goût est une disposition de l'intelligence - le nec plus ultra de l'intelligence (Rimbaud).

Sept personnes sur 1070 ont montré une forme de goût, cela correspond plutôt bien à la moyenne des ours.

Le beau est très difficile - c'est d'ailleurs pour cela que le bien l'a remplacé; le bien est à la portée de n'importe quel abruti, avec 25 sous tu fais le bien.

Si j'étais descendu ce matin-là à la station L'Enfant Plaza, je n'aurais pas entendu la Chaconne parce que j'aurais été en train d'écouter Foreigner dans mon iPod, Bam, bam, don't give a dam, bam, bam, do you? Ai-je bien cité Rimbaud, le nec plus ultra de l'intelligence?

Et oui, aussi, j'aurais jeté 25 sous dans l'étui de ce pauvre mec sans même le regarder.

LA BEAUTÉ ENCORE. MAIS AUTREMENT - Le grand gagnant du Westminster Dog Show de New York, qui avait lieu cette semaine, est un épagneul curieusement âgé de 10 ans. Jamais n'avait-on vu un aussi vieux chien remporter le grand prix d'une aussi prestigieuse exposition canine.

C'est un peu comme si le titre de Miss Univers était remporté cette année par une femme dans la cinquantaine...

Attendez un peu, vous, là. Vous me faites penser. Je connais une fort jolie femme justement dans la cinquantaine et qui a de l'épagneul les oreilles un peu grandes et soyeuses...

Fiancée?

Coâ?

À bien y repenser, elle a plus du corbeau que de l'épagneul. Fiancée?

Coâ?

Oublie ça, tu ne voudras pas de toute façon.

Tant qu'à dire des folies, savez-vous pourquoi le chien est le meilleur ami de l'homme? C'est Tonton, un de mes sept chats, qui m'a demandé ça l'autre jour. Il n'est pas censé parler, je sais bien, mais bon, ça lui est arrivé juste cette fois-là; depuis la mort de Picotte, Tonton est mon chat préféré, j'aime bien le prendre dans mes bras, le papouiller, le coller sur ma joue. C'est dans cette position que l'autre jour il m'a dit à l'oreille: sais-tu pourquoi le chien est le meilleur ami de l'homme?

Non, Tonton, je sais pas.

Parce que les chats ne voulaient pas, calvaire! Lâche-moi!