Dans une semaine, l'usine de Kruger à Trois-Rivières arrêtera de tourner pendant 10 jours. Puis ce sera au tour de l'usine de Bromptonville, dans les Cantons-de-l'Est, de fermer ses portes pendant deux semaines.

Dans une semaine, l'usine de Kruger à Trois-Rivières arrêtera de tourner pendant 10 jours. Puis ce sera au tour de l'usine de Bromptonville, dans les Cantons-de-l'Est, de fermer ses portes pendant deux semaines.

Au total, donc, 1500 salariés québécois se tourneront les pouces le temps que se résorbent les stocks de papier journal, entre autres papiers en réserve.

Ces salariés de Kruger sont les dernières victimes de la crise de la forêt, qui a déjà fait perdre 10 500 emplois manufacturiers au Québec, sans compter les jobs disparus en forêt et chez les entreprises de camionnage.

La chef du Parti québécois, Pauline Marois, a évoqué ces mises à pied chez Kruger lorsqu'elle a menacé de faire tomber le gouvernement de Jean Charest à la reprise des travaux parlementaires, faute de nouvelles mesures pour aider les familles éprouvées.

«C'est une crise qui n'a pas de bons sens», renchérit le bouillant Guy Chevrette, PDG du Conseil de l'industrie forestière du Québec.

Cet ancien ministre péquiste des Ressources naturelles conjure le gouvernement de réduire les coûts d'approvisionnement en bois, en gelant le prix des redevances perçues par Québec et en éliminant les tracasseries administratives.

Bref, les pressions sont fortes pour que Québec fasse plus. Qu'il impose une restructuration à cette industrie paralysée par la zizanie dans les régions.

Qu'il pompe encore plus de fric dans cette industrie en débandade avec la hausse rapide du dollar canadien et la chute de la demande pour les papiers et le bois d'oeuvre.

Le gouvernement québécois, qui en est à son quatrième ou à son cinquième plan de sauvetage, on perd le compte, n'est pourtant pas resté les bras croisés. Il a engagé ou dépensé 83% des 530 millions qu'il a mis de côté pour l'industrie il y a un an.

Cette bouée de sauvetage s'ajoute aux programmes réguliers en vertu desquels l'industrie récolte 700 millions par année, calcule le ministre des Ressources naturelles, Claude Béchard.

Le gouvernement du Québec doit-il faire plus? Laissons de côté l'industrie et revenons au cas de Kruger, qui illustre les contradictions de cette industrie qui est passée d'une richesse insouciante à la misère noire.

Cette entreprise fondée en 1904 par le marchand montréalais Joseph Kruger a reçu un généreux coup de pouce du premier ministre Jean Charest au début de la dernière campagne électorale.

Kruger a annoncé le 23 février la construction d'un atelier de désencrage à son usine de Trois-Rivières au coût de 200 millions de dollars.

Par l'entremise d'Investissement Québec, le gouvernement a offert à Kruger une aide de 70 millions, soit une subvention de 20 millions et un prêt de 50 millions consenti à des conditions avantageuses.

Hydro-Québec est aussi prête à signer un chèque de 30 millions, en vertu de son Programme d'amélioration majeure d'usines pour l'efficacité énergétique. Cela signifie que la moitié du projet de Kruger sera financé par des fonds publics.

On se serait attendu, dans les circonstances, à ce que Kruger soit ce qu'on appelle un «bon citoyen corporatif». La réalité est beaucoup moins nette.

Entreprise à capital fermé, Kruger est contrôlée à 99% par Hicliff Corporation, holding familial de Joseph Kruger II, petit-fils du fondateur et actuel grand patron du producteur de papiers. Or, Hicliff est incorporée depuis 1978 en Alberta!

Bon nombre de planificateurs financiers ont usé de ce stratagème pour que les fiducies familiales qu'ils conseillent paient moins d'impôt sur leurs revenus.

En 2002, par exemple, le taux marginal d'imposition le plus élevé était de 48,2% au Québec contre 39% en Alberta, une différence de 9,2%.

Québec a colmaté cette brèche il y a cinq ans. N'empêche, lorsque Kruger faisait de l'argent comme de l'eau avec ses papiers, dans les années 80 et 90, la fiducie familiale de Joseph Kruger II ne payait pas ses impôts au Québec.

Dans son classement des milliardaires du Québec, paru en 2005, la revue Commerce a évalué de façon approximative la fortune de la famille à plus de 1,1 milliard de dollars.

Ce n'est pas la seule fois où Joseph Kruger II a transféré des fonds dans une juridiction plus clémente pour payer moins d'impôt.

L'entreprise qu'il préside a transféré 287 millions de dollars en 1990 dans une filiale établie en Barbade, un paradis fiscal des Antilles.

Si Kruger n'est pas tenue de dévoiler ses résultats, n'étant pas inscrite en Bourse, cette information est du domaine public en raison d'une chicane qui déchire depuis près de 15 ans les deux branches de la famille Kruger.

L'affaire qui oppose les familles des deux fils du fondateur, soit celles de Bernard et de Gene H. (père de Joseph Kruger II), était encore en Cour supérieure cette année.

Il n'est pas illégal de transférer de l'argent dans des paradis fiscaux. Mais quand on demande l'aide de l'État, la manoeuvre est d'une légitimité pour le moins douteuse.

Après tout, pour que Québec puisse donner des subventions, il lui faut des revenus d'impôt -élémentaire, mon cher Watson!

Il n'y a d'ailleurs pas que Québec qui soit mis à contribution. Kruger demande aussi à ses travailleurs de faire des sacrifices, explique Claude Gagnon, représentant national du Syndicat des communications, de l'énergie et du papier (SCEP), affilié à la FTQ.

Le porte-parole de Kruger, Jean Majeau, a repoussé les demandes d'entrevue de La Presse.

Kruger demande aux 850 salariés de l'usine de Trois-Rivières de rouvrir leur contrat de travail qui vient à échéance le 30 avril 2009.

L'entreprise, dont le chiffre d'affaires s'est élevé à 2,6 milliards de dollars l'an dernier, leur soumet une option: accepter une baisse de rémunération de 10% ou dire adieu aux 100 camarades qui ont le moins d'ancienneté.

Jusqu'à maintenant, le syndicat a refusé de renégocier la convention collective.

Kruger a aussi mis au frigo son projet d'atelier de désencrage annoncé en grande pompe l'hiver dernier. D'après le représentant syndical, les banquiers de Kruger sont devenus frileux à la suite de la détérioration des conditions de marché.

Ces demandes de concessions choquent-elles le syndicat? «J'aurais de la misère à leur lancer la pierre. Dans l'industrie des pâtes et des papiers, c'est l'employeur qui investit le plus au Québec», dit Claude Gagnon, en citant les investissements consentis aux deux usines de la région de Trois-Rivières ces dernières années.

Dans un film noir et blanc, le citoyen Kruger serait tout drapé de gris.