" La difficulté d'une société comme la nôtre est de continuer à collaborer ensemble, tout en étant capable d'accepter que les plus méritants soient les gagnants. "

" La difficulté d'une société comme la nôtre est de continuer à collaborer ensemble, tout en étant capable d'accepter que les plus méritants soient les gagnants. "

Henri-Paul Rousseau carbure à l'excellence. Pour cet homme qui s'est bâti à force de bras et de volonté, c'est dans la normalité des choses que les meilleurs soient récompensés et qu'on célèbre leur succès.

Il constate cependant que cette façon de penser n'est pas partagée par l'ensemble des Québécois. " Il faut avoir le courage de dire qu'il y a des choses à améliorer et ça, au Québec, c'est pas quelque chose de naturel. "

De l'avis du grand patron de la Caisse, cet état d'esprit est en partie ce qui freine notre développement économique. " Si l'on veut relever le défi que pose notre déclin démographique, il faudra miser sur la jeunesse et lui donner le goût de se dépasser. "

Ce qui attriste et inquiète le grand patron de la Caisse de dépôt et placement du Québec, c'est que la jeunesse québécoise manque actuellement de modèles. " Il faut s'occuper des jeunes, leur donner de l'ambition. Je ne perçois pas actuellement une grande préoccupation du leadership civil pour les jeunes. Il faut se soucier du décrochage scolaire, s'alarmer du taux de suicide. Les jeunes c'est notre avenir. "

Non seulement faut-il s'occuper de nos jeunes, mais il faut chercher à en séduire d'autres de partout dans le monde. Notre planche de salut passe par notre capacité d'attirer et de retenir le talent. " C'est difficile à mesurer, mais c'est ça qui détermine la vigueur d'une économie, qui influence notre niveau de vie. "

Henri-Paul Rousseau est tellement convaincu de ce qu'il avance qu'il a voulu placer cette notion d'excellence au coeur de toutes les décisions d'investissement prises à la Caisse. Même si l'institution qu'il dirige a un statut de monopole au Québec, la direction a mis en place un système incitatif qui amène les gens à se dépasser. " On s'est donné une ambition élevée, on veut que la Caisse devienne, avec le temps, une organisation de référence qui attirera les meilleurs éléments dans notre métier. C'est important d'avoir une ambition claire, ça permet à tout le monde de savoir où on va. "

Le numéro 1 de la Caisse n'a pas vraiment le choix. L'entreprise qu'il dirige joue dans la cour des grands. " Nous sommes dans un environnement extrêmement compétitif, c'est une véritable guerre de tranchées. Il y a énormément d'argent dans le circuit mondial qui cherche des rendements. Chaque fois qu'une opportunité se présente, elle peut vous échapper très rapidement. L'excellence est fondamentale. "

La misère

L'excellence a été le moteur qui a permis à Henri-Paul Rousseau de se rendre où il est. Né en 1948 à Saint-Éleuthère de Kamouraska, d'une famille très pauvre du Bas-du-Fleuve, il s'est hissé parmi les figures dominantes de la scène économique québécoise.

Sa mère, Yvette Boucher-Rousseau, a eu une influence déterminante sur lui. Cette femme, mère de huit enfants, se retrouve seul soutien de famille en raison de la maladie de son mari. À l'âge de 5 ans, Henri-Paul Rousseau déménagera dans les Cantons-de-l'Est, où sa mère ira travailler dans les usines textiles. Elle deviendra vice-présidente de la CSN.

" À tour de rôle, on écrivait les discours de ma mère. Les problèmes de société, de syndicalisation, faisaient partie de notre quotidien. L'héritage que mes parents m'ont laissé, c'est deux choses: marche droit et instruis-toi. Nous avons tous été instruits grâce à ma mère. "

D'abord inscrit en sciences sociales à l'Université de Sherbrooke, Henri-Paul Rousseau changera d'orientation après son premier semestre. Il posait trop de questions, ses professeurs l'orienteront vers l'économie. Il mettra alors les bouchées doubles pour rattraper son retard en maths. Il fallait qu'il excelle s'il voulait poursuivre ses études.

" Ce sont mes notes qui ont payé mon université. J'ai réussi à faire mon doctorat grâce aux bourses que j'ai décrochées. Je les demandais toutes, je n'avais pas d'argent. "

Le rôle de Québec inc.

D'abord comme professeur, ensuite comme banquier et enfin comme grand patron à la Caisse, Henri-Paul Rousseau est aux premières loges pour constater l'évolution de l'économie du Québec et l'émergence de sa classe d'affaires. " De l'entreprise enregistrée des années 50, les Québécois sont passés à l'incorporation dans les années 70-80, c'était Québec inc. Avec l'accord de libre-échange, on a ensuite assisté à l'émergence du Québec exportateur, du Québec international. "

Le Québec compte donc plus de riches aujourd'hui. Henri-Paul Rousseau déplore cependant que ceux qui ont réussi ne prennent pas vraiment le temps de passer le flambeau à la génération suivante.

" Il faut que les gens de Québec Inc mettent non seulement de leur argent dans les entreprises du Québec, mais aussi et surtout de leur temps. Personne ne remplacera le fait qu'un homme d'affaires, le soir à 8 h, va aller souper avec un jeune qui est en train de partir son entreprise. Le coaching, c'est ça qui est important. C'est ça le rôle de ce qu'on appelle les anges financiers. Chez nous, le capitalisme québécois, il faut qu'il se rende là. Il n'y a pas une institution gouvernementale qui peut remplacer ça. Ça, c'est la société civile qui se prend en main et qui fait progresser son propre système capitaliste. "

CINQ QUESTIONS

De quoi êtes-vous le plus fier depuis votre arrivée à la Caisse en septembre 2002?

Ce dont je suis le plus fier est d'avoir aidé à clarifier le mandat de la Caisse et d'avoir contribué à améliorer sa gouvernance.

Plusieurs affirment qu'en clarifiant le mandat de la Caisse, c'est-à-dire en faisant du rendement sa priorité et en plaçant le développement économique en corollaire, vous avez abandonné le développement du Québec. Que répondez-vous?

C'est totalement faux. Il n'y a pas de développement économique qui n'est pas rentable. Jean Lesage, dans son discours de 1965 où il approuve la loi de la Caisse, le dit: la Caisse n'a pas à se substituer à l'État. Jamais elle ne devrait encourir un coût pour une activité de financement. C'est très clair. C'était dans le discours, mais pas dans la loi. On n'a pas modifié le mandat, on l'a clarifié.

On n'a abandonné le Québec d'aucune façon. On est présent plus que jamais. Mais notre présence n'est plus en compétition avec l'industrie financière du Québec, elle est en complémentarité. Il y a eu une ambiguïté pendant un bout de temps. On croyait que la Caisse pouvait faire la même chose que la SGF et Investissement Québec. C'est faux et ça ne devrait jamais être comme ça.

La Caisse, comme plusieurs grands régimes de retraite dans le monde, a adhéré aux principes d'investissement responsable de l'ONU. Comment concilier rendement et investissement responsable?

On a eu de nombreuses discussions à la Caisse pour décider de notre positionnement en tant qu'investisseur responsable. Pour nous, rendement et investissement responsable ne s'excluent pas. L'activisme des actionnaires est un rôle qu'on doit assumer et qui nous donne un certain leadership. C'est cependant difficile.

Le matin des fois, je vous avoue, on vote des choses et on est certain que c'est ce qu'il faut faire. L'après-midi, on a la position d'un autre investisseur sur le même sujet et là on se dit: ah ben, c'est eux autres qui l'ont, on s'est trompé. C'est très difficile, parce que vous entrez dans des choses de détail. La rémunération des dirigeants, la structure de gouvernance, le rôle des actionnaires minoritaires, les actions à droit de votes multiples. Ce n'est pas blanc et noir, c'est du gris.

Vous êtes très fier d'avoir instauré une culture de méritocratie à la Caisse, comment cela se traduit-il dans les faits?

On a installé un système par lequel les décisions sont prises selon le mérite. Nous avons établi un certain nombre de critères qui nous sont apparus essentiels pour atteindre l'excellence. Le premier est la performance financière. Le deuxième est lié aux valeurs qui guident cet investissement. On gère l'argent des autres, l'éthique doit être au centre de toute décision. On valorise aussi la prise de risque et l'audace. Enfin, la transparence est primordiale, nos clients sont au courant de toutes nos décisions.

Quels sont vos prochains objectifs comme dirigeant de la Caisse?

Je travaille sur la pérennité de l'organisation. Je veux que dans cinq, six, sept ans, quand je vais partir, cette culture de l'excellence soit incrustée à la Caisse. Des fois, les gens me disent, tu dois avoir fini maintenant. Pas du tout, établir les fondements d'une organisation solide et cohérente, ça prend du temps. C'est un héritage que je veux léguer.

À PROPOS...

DE L'IMMOBILISME

Lorsqu'on a devant soi un acteur privilégié de la scène économique québécoise, difficile de ne pas soulever la question de l'immobilisme. Le Québec en souffre-t-il vraiment?

Selon Henri-Paul Rousseau, l'immobilisme n'est pas exclusif au Québec. Toutes les sociétés occidentales sont actuellement divisées. Pour deux raisons, selon lui.

La première: nos leaders politiques n'ont pas de pouvoirs.

" Il y a très peu de leaders actuellement qui ont une forte majorité parlementaire. Ils n'ont pas de véritables mandats. Ils se concentrent donc à préparer la prochaine élection pour aller en chercher un. Ça tombe mal, car jamais comme maintenant a-t-on eu autant besoin de leadership. "

L'autre raison: l'émergence des pays comme la Chine et l'Inde, qui bouleversent l'ordre établi. Un ordre qui nous favorise de façon outrancière.

" L'Occident, c'est 15 % de la population; tous les autres, c'est 85 %. Leur PIB, c'est entre 25 % et 35 % dépendant de la façon dont on le mesure. En gros, on a 75 % de la richesse et eux, ils en ont 25 %. Ce n'est pas soutenable, ça. "

Alors que les pays émergents entrent de plain-pied dans le système capitaliste et manient ses mécanismes de façon troublante, dira M. Rousseau, les pays occidentaux- le Québec et la France notamment- se demandent encore s'ils doivent libérer le capital et permettre aux gens d'être entrepreneur.

" Oui, il y a de l'immobilisme, mais ce n'est pas une affaire locale. C'est qu'on a de la difficulté, comme collectivité, à accepter une dure réalité: notre planète a changé. Ceux qui disent qu'il faut arrêter la globalisation, too bad, c'est fait. Il faut la civiliser, édicter des règles. Mais c'est là pour rester. C'est ça la grosse différence. "

Il n'y a pas de quoi s'en étonner, Henri-Paul Rousseau ne perçoit pas l'arrivée des pays émergents comme une menace, mais plutôt comme la plus grande opportunité qu'on a jamais eue. Il s'estime d'ailleurs chanceux de diriger une entreprise comme la Caisse, un investisseur international.

" On a les pores de la peau ouverts sur la planète et ça rentre de partout. C'est extraordinairement stimulant. C'est une chance unique de vivre au rythme de la planète. C'est passionnant. "

DES RÉGIONS

La crise qui frappe les régions ressources au Québec préoccupe bien sûr Henri-Paul Rousseau. Il a cependant la franchise d'avouer qu'il ne connaît pas la solution pour en sortir.

" Honnêtement, je n'ai pas de réponse. Ce n'est certainement pas une réponse unique, mais ça tourne beaucoup autour de la démographie. Le problème principal des régions aujourd'hui est un problème démographique. Tout le Québec des années 2030 va vivre la même problématique que les régions: sa population va diminuer. C'est ça qui fait mal aux régions. C'est un drame. "