Ted Rogers a eu le dernier mot.

Ted Rogers a eu le dernier mot.

Deux jours avant que l'homme d'affaires de 75 ans ne soit hospitalisé, le 30 octobre, l'entreprise de communications qu'il a bâtie de toutes pièces dévoilait des résultats financiers à faire tourner les têtes en pleine déprime économique. Surfant sur la vague du iPhone et séduisant toujours plus d'abonnés du sans-fil et du câble, Rogers Communications a empoché des profits de 1,14 milliard de dollars au cours des neuf premiers mois de l'année, en hausse de 198% sur ceux récoltés l'année passée.

Ted Rogers a même poussé la note jusqu'à faire valoir que son entreprise constituait un refuge en pleine tourmente financière. Un commentaire chargé d'ironie pour ceux qui connaissent son entreprise. Rogers Communications a si souvent vacillé au bord du précipice que Ted Rogers semblait accroc à la poussée adrénaline de la dernière heure.

Ted Rogers a bâti son entreprise de 24 000 employés à coups d'audacieuses acquisitions par emprunt. Et cela, au mépris des critiques qui prédisaient la mort de Rogers Communications sous une avalanche de dettes.

À l'automne 2004, par exemple, l'homme d'affaires a raflé Microcell Télécommunications à la barbe de la compagnie de téléphone Telus, une acquisition de 1,4 milliard de dollars au même moment où il rachetait, pour 1,8 milliard, la participation de 34% d'AT&T dans sa filiale sans fil.

«Il a toujours réussi à passer au travers, note André Tremblay, l'ancien président de Microcell. Il savait se servir intelligemment de la dette et jouer de sa position de force vis-à-vis de ses créanciers. Pour moi, c'était peut-être le plus grand entrepreneur au pays.»

Ted Rogers est né dans une riche famille de Toronto. Mais toute sa vie, il a voulu surpasser le succès de son père, un inventeur qui a fait fortune dans l'industrie de la radio avant de mourir à 38 ans, alors que Ted Junior n'avait que cinq ans. Ainsi, il avait la combativité d'un chat de ruelle. Au Upper Canada College, où il étudiait, il affectionnait d'ailleurs la boxe. «J'ai toujours été un batailleur», a-t-il confié à l'écrivain Peter C. Newman.

À la tête d'un empire qui s'étend du numéro un du sans-fil, du premier câblo au pays, de l'éditeur de magazines Maclean's (Châtelaine et L'actualité) à l'équipe de baseball des Blue Jays de Toronto, Ted Rogers est devenu le deuxième homme le plus fortuné du Canada, selon le palmarès 2007 de la revue Canadian Business.

Ted Rogers aurait pu afficher sa fortune ou verser dans l'arrogance des entrepreneurs à succès qui en viennent à croire que tout ce qu'ils touchent se transforme en or. Mais lorsqu'on le rencontrait, cet homme simplement vêtu était amène et attentif envers ses interlocuteurs.

«Il gérait son entreprise comme une famille», raconte Alain Rhéaume, l'ancien chef de la direction financière de Microcell qui a travaillé pour Rogers pendant neuf mois, pour assurer la transition. Alain Rhéaume se souvient que Ted Rogers a serré la main de chacun des 2000 employés qui avaient été réunis pour les informer de la transaction. «Je pensais que le coude lui en tomberait», dit-il.

Mais derrière cet homme en apparence affable se trouvait un négociateur redoutable et un dirigeant contrôlant, voire intransigeant. Au fil des ans, il a largué ou fait fuir nombre de ses proches collaborateurs. «Il mettait beaucoup de pression pour que les dirigeants réussissent et obtiennent les résultats attendus», se souvient Alain Rhéaume.

Les banquiers torontois pardonnaient à Ted Rogers ce caractère exécrable. Car cet entrepreneur était véritablement un visionnaire.

En 1960, il a lancé en ondes la première station FM du Canada, même s'il n'y avait que 5% des maisons qui avaient des récepteurs FM à cette époque.

Puis, il a acquis un par un les petits câblodistributeurs de Toronto, le marché le plus riche du pays, pour devenir le premier câblo au pays. Or, cette industrie lui a assuré une source constante de revenus.

Dans l'industrie du sans-fil, il a parié sur la bonne technologie, le standard GSM, le plus courant dans le monde à l'extérieur de l'Amérique du Nord. En acquérant Microcell, qui avait aussi opté pour le GSM, Rogers a ainsi obtenu le monopole sur les riches revenus d'itinérance des abonnés des réseaux étrangers de passage au Canada. Monopole que Bell Canada lorgne aujourd'hui.

Mais Ted Rogers s'est aussi cassé le nez. Il a réussi à casser le monopole de Bell dans l'interurbain. Mais après avoir perdu 500 millions dans ce créneau de marché coupe-gorge, il s'est résigné à vendre Unitel à AT&T.

Il a aussi loupé l'acquisition de Vidéotron, que la Caisse de dépôt et placement du Québec a préféré remettre entre les mains de Quebecor. Mais Ted Rogers s'est bien consolé avec les frais de résiliation de 241 millions de dollars...

Jamais homme à se laisser abattre, Ted Rogers répétait à toutes les occasions que «le meilleur est à venir», se remémore André Tremblay.

Mais pour les chroniqueurs qui suivaient avec fascination chacun des coups d'échecs du grand Ted, le meilleur est peut-être passé.