Selon une étude publiée cette semaine par l'Economic Policy Institute (EPI) de Washington, l'accord nord-américain de libre-échange a largement profité aux plus riches, et particulièrement au 1 % le plus riche qui, pour reprendre l'expression d'un des ses auteurs, encaisse des " gains colossaux aux dépens de la plus grande partie de la population ".

Selon une étude publiée cette semaine par l'Economic Policy Institute (EPI) de Washington, l'accord nord-américain de libre-échange a largement profité aux plus riches, et particulièrement au 1 % le plus riche qui, pour reprendre l'expression d'un des ses auteurs, encaisse des " gains colossaux aux dépens de la plus grande partie de la population ".

Avant d'aller plus loin, il conviendrait peut-être de rappeler que l'Economic Policy Institute, derrière son nom ronflant, camoufle essentiellement une succursale du mouvement syndical américain.

Neuf des 19 membres de son conseil d'administration, y compris le président, sont des dirigeants syndicaux.

Les secteurs les plus vulnérables à la libéralisation des échanges y sont largement représentés: les présidents de l'International Association of Machinists, des United Steelworkers of America, des International United Auto Workers, de l'Union of Needletrades, Industrial and Textile Employees, notamment, sont tous membres du Conseil.

Le reste est essentiellement formé d'universitaires et de chercheurs proches des milieux syndicaux.

Pour ce qui est des effets du libre-échange de ce côté-ci de la frontière, l'étude est cosignée par le Centre canadien de politiques alternatives, lobby de militants farouchement opposé au libre-échange depuis les débuts.

Autant dire que les conclusions de l'" étude " pouvaient facilement être prévisibles! Jetons-y quand même un coup d'oeil.

Le document est divisé en trois parties, passant respectivement en revue les effets du libre-échange sur les États-Unis, le Mexique et le Canada. Le traité entre le Canada et les États-Unis a été signé en 1988, et le Mexique y a adhéré cinq ans plus tard. Chaque partie est signée par un auteur du pays concerné, de sorte qu'il s'agit en fait de trois rapports distincts.

L'auteur de la partie américaine, Robert E. Scott, de l'EPI, me semble aussi le plus rigoureux. Le coeur de son argumentation repose sur un bilan des emplois créés ou perdus à cause de l'ALENA. Selon ses calculs, les travailleurs américains ont perdu plus d'un million d'emplois entre 1993 et 2004. M. Scott pousse le souci du détail jusqu'à chiffrer les emplois perdus, État par État.

Sa méthodologie est transparente et crédible. Il calcule la croissance des échanges depuis la signature du traité et mesure comment cela se traduit en emplois.

Voyons ce que cela donne pour le Canada. Pendant la période étudiée, les exportations américaines au Canada ont augmenté de 60 %, ce qui s'est traduit par un gain de 512 000 emplois aux États-Unis. Cependant, les exporations canadiennes au sud de la frontière ont augmenté beaucoup plus rapidement, de 90 % en fait, et cela a coûté leur emploi à 967 000 Américains. Le bilan net, d'un point de vue américain, se solde donc par une perte de 456 000 emplois au profit du Canada. Si on y ajoute les 560 000 emplois perdus en faveur du Mexique, on dépasse le million.

M. Scott donne évidemment le point de vue d'un Américain, et chiffre donc les pertes subies par son pays. Mais ce que son étude dit, implicitement, c'est que le Canada a gagné ces 456 000 emplois.

Notons par ailleurs que nulle part, dans son argumentation, M. Scott ne parle du 1 % le plus riche qui s'enrichit davantage sur le dos des autres grâce au libre-échange.

La partie canadienne, signée par Bruce Campbell, du Centre canadien de politiques alternatives, est aussi la plus faible.

Pour l'essentiel, l'auteur se borne à rappeler que l'écart entre riches et pauvres tend à s'agrandir depuis 1989, année d'entrée en vigueur du libre-échange. Les revenus des 20 % des ménages les plus pauvres ont diminué de 8 % entre 1989 et 2004, pendant que le revenu des 20 % les plus riches augmentaient de 17 %.

Ces chiffres sont exacts. Voici cependant ce que l'auteur ne dit pas: pendant presque la moitié de la période étudiée, c'est-à-dire entre 1989 et 1995, l'écart entre riches et pauvres est demeuré le même. Cet écart s'est creusé en 1996 et 1997, puis est demeuré stable jusqu'en 2004. Or, ces deux années correspondent à une période de compressions importantes dans les dépenses publiques, qui ont touché beaucoup de ménages à faibles revenus. En même temps, les marchés boursiers canadiens enregistraient les deux plus fortes progressions de la décennie (19 % en 1996 et 23 % en 1997), ce qui a évidemment contribué à gonfler les revenus des plus riches. Cela n'a rien à voir avec le libre-échange, et l'auteur a visiblement choisi de tomber dans la facilité en retenant les dates de 1989 et 2004 pour avancer témérairement que le libre-échange appauvrit les pauvres et enrichit les riches. Dans les faits, rien, absolument rien, ne permet de faire ce lien.

Quant au 1 % de riches qui font des " gains colossaux " grâce au libre-échange, il s'agit également d'une géniale trouvaille de M. Campbell. Cela a été présenté aux médias comme une grande nouvelle. En fait, M. Campbell ne fait que citer une étude publiée aux États-Unis... en avril 2003, cela fait trois ans et demie. Le moins que l'on puisse dire, c'est que la nouvelle a de la barbe! L'étude en question, signée par deux économistes, l'Américain Emmanuel Saez et le Canadien Michael

Veall, s'intéresse à l'évolution des revenus élevés au Canada entre 1920 et 2000. On y montre notamment qu'entre 1972 et 2000, et particulièrement après 1982, les revenus des Canadiens les plus fortunés ont augmenté de façon spectaculaire. Pourquoi? Parce que, selon les deux chercheurs, cette période correspond à la popularité sans précédent des options d'achat d'actions offerts aux dirigeants d'entreprises. On peut certainement remettre en question ce mode de rémunération, qui a permis à des dizaines de gens d'affaires de s'enrichir instantanément sans nécessairement livrer de bons résultats, mais cela n'a strictement rien à voir avec le libre-échange, qui a décidément le dos bien large.

Quelques chiffres en terminant. Entre 1989 et aujourd'hui, les exportations canadiennes aux États-Unis sont passées de 108 à 369 milliards. L'économie canadienne a créé 3,5 millions d'emplois, dont plus des deux tiers à temps plein. Le taux de chômage, à 6,5 %, est à son plus faible niveau depuis 1974. Jamais, jamais, je n'oserais affirmer que le libre-échange est responsable de ces améliorations. Mais pourrait-on raisonnablement penser qu'il y est pour quelque chose?

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