Richard Nesbitt a feint l'indignation devant les journalistes qui lui demandaient si la Bourse de Toronto ne venait pas narguer sa rivale montréalaise sur son terrain en tenant pour la première fois son assemblée annuelle à l'extérieur de la Ville reine.

Richard Nesbitt a feint l'indignation devant les journalistes qui lui demandaient si la Bourse de Toronto ne venait pas narguer sa rivale montréalaise sur son terrain en tenant pour la première fois son assemblée annuelle à l'extérieur de la Ville reine.

Mais le président de la Bourse torontoise, qui était tout sourire, tire un malin plaisir à jouer les trouble-fêtes.

Nombreux sont les Québécois qui pestent contre la Bourse de Toronto. En voulant se lancer dans les produits dérivés, l'institution torontoise viole l'esprit de l'accord de spécialisation des Bourses canadiennes.

Celui-ci donnait à Montréal le monopole sur la négociation des produits dérivés, des instruments financiers plus sophistiqués que les actions, comme les options d'achat d'actions et les contrats à terme sur indices boursiers.

L'exclusivité de la Bourse de Montréal prendra fin en mars 2009. Et la Bourse de Toronto n'attendra pas une seconde de plus pour plonger à l'eau, annonce Richard Nesbitt depuis deux ans.

Mais pourquoi reprocher au président d'une Bourse en Bourse, au capitaliste des capitalistes, de se lancer dans le créneau le plus prometteur ? La simple négociation d'actions est en perte de vitesse, surtout avec les privatisations qui se multiplient. Il faut plutôt y voir le plus beau compliment pour Luc Bertrand et son équipe à la Bourse de Montréal. Ils ont fait taire les sceptiques et réussi, autant au Canada qu'aux États-Unis.

En fait, s'il fallait faire un reproche, il irait plutôt aux Montréalais qui ont laissé en 2004 la Bourse de Toronto acquérir NGX Canada, spécialiste des transactions dans le gaz naturel et l'électricité. Surtout que la Bourse de Montréal construit maintenant de zéro sa propre Bourse de l'énergie à Calgary avec le New York Mercantile Exchange, son partenaire.

«Les profits de NGX ont excité l'appétit de la Bourse de Toronto pour les produits dérivés», note John Aiken, analyste de la firme Dundee Securities.

Quoi qu'il en soit, la lutte à finir commencera en 2009. Et cela coûte déjà cher, se plaignent les actionnaires. Les profits des deux Bourses s'essoufflent.

Le débat n'est pas là, puisque les Bourses se doivent d'investir uniquement pour se maintenir dans cette industrie en pleine consolidation. La question est de savoir s'il y a de la place pour deux bourses de produits dérivés et surtout deux chambres de compensation. Et si l'avance technologique de la Bourse de Montréal est telle que la Bourse de Toronto aura du mal à la rattraper.

N'en déplaise à Luc Bertrand, les analystes consultés jugent qu'il y a de la place pour deux Bourses de produits dérivés. La Bourse de Montréal tire sa force des produits dérivés sur taux d'intérêt.

Le BAX (contrat à terme sur acceptation bancaire de trois mois) et le CGB (contrat à terme sur obligation du gouvernement du Canada de 10 ans) sont les produits les plus négociés. La Bourse de Toronto pencherait naturellement vers les options sur actions.

Dans ce secteur, d'ailleurs, Montréal connaît déjà la concurrence des Bourses américaines qui négocient les options des entreprises nord-américaines cotées à Toronto comme à New York.

«Le marché est sous-développé: il y a de la place pour deux Bourses spécialisées», juge Robert Sedran, analyste à la Financière Banque Nationale.

Les avis sont toutefois partagés au sujet de la chambre de compensation, qui a la responsabilité d'apparier les ordres et de régler les transactions, tout en assumant le risque.

Ce risque est plus grand lorsqu'il s'agit de contrats ouverts dans le temps plutôt que de transactions réglées dans la journée. La Bourse de Montréal tire une partie non négligeable (17 %) de son chiffre d'affaires de ses activités de compensation.

John Aiken juge que le marché canadien est trop petit pour avoir deux chambres de compensation. Robert Sedran pense quant à lui que les deux Bourses seraient viables à court terme, même si la capacité excédentaire militera en faveur d'une éventuelle fusion.

La Bourse de Montréal affirme à qui veut l'entendre qu'aucun pays n'a deux chambres de compensation pour les mêmes produits dérivés. C'est inexact, affirme Richard Ness, président de Penson Canada, sous-traitant responsable des services logistiques d'une quarantaine de courtiers. Il donne en exemple l'Europe, où la concurrence féroce entre Bourses s'est étendue en aval, à la compensation.

Mais pour ce dirigeant de Penson, il serait illogique, pour un marché «microscopique» comme le Canada, d'avoir deux systèmes de compensation spécialisés.

«Ce serait une contrariété énorme», dit Richard Ness. Parce que les courtiers sont tenus de conclure une transaction au meilleur prix possible, sa firme devrait se connecter aux réseaux des deux Bourses, avec tous les coûts de branchement que cela entraîne.

«Les courtiers préfèrent de loin négocier à un seul endroit», dit-il.

Reste à savoir si Montréal a un avantage technologique. Oui, croit Richard Ness.

La plateforme électronique de négociation doit avoir une capacité 10 fois plus grande que celle d'une Bourse traditionnelle compte tenu du fait qu'il peut exister des dizaines de produits dérivés associés à une seule action. La Bourse de Toronto est en train de mettre à niveau ses systèmes; il faudra voir, cautionne-t-il.

John Aiken abonde dans le même sens: la plate-forme Sola de la Bourse de Montréal a fait ses preuves à Boston, à la Bourse automatisée d'options sur actions BOX.

En revanche, Robert Sedran calcule que la Bourse de Toronto pourra s'appuyer sur la grande expertise de son partenaire, International Securities Exchange, géant américain des produits dérivés.

Bref, l'arrivée de Toronto dans les produits dérivés divise la communauté financière.

Richard Ness pense que la Bourse de Toronto bluffe pour abaisser le prix de la Bourse de Montréal, qu'elle rêve d'acheter.

Robert Sedran calcule qu'une fusion est inéluctable à long terme. Quant à John Aiken, il croit que le dossier est trop politisé pour qu'un mariage se concrétise.

La boule de cristal est bien trouble.