La mauvaise gestion du registre canadien des numéros d'assurance sociale ouvre toute grande la porte aux fraudes et abus de toutes sortes.

La mauvaise gestion du registre canadien des numéros d'assurance sociale ouvre toute grande la porte aux fraudes et abus de toutes sortes.

Il est difficile d'évaluer le coût exact de ce laxisme pour les contribuables, mais une étude que vient de publier une équipe de chercheurs dirigée par l'économiste Jason Clemens, de l'Institut Fraser, montre que les pertes se chiffrent par centaines de millions.

Le cafouillis du registre est un problème bien connu. Au cours des 15 dernières années, le bureau du Vérificateur général a signalé de nombreux dérapages liés à la gestion du registre. Dès 1992, le vérificateur Denis Désautels rapporte que le programme des Prestations d'invalidité du régime de pensions du Canada est une véritable passoire.

Or, même s'il existe de solides preuves que des sommes sont payées en trop à des prestataires inadmissibles, M. Desautels remarque que Santé et Bien-être social Canada ne fait rien pour corriger la situation.

En 1996, le vérificateur revient à la charge dans le même dossier et publie des chiffres troublants : entre 1986 et 1995, le nombre de bénéficiaires de prestations d'invalidité augmente de 94 %, alors que la population active n'augmente que de 11,9 %. Manifestement, quelque chose ne colle pas!

M. Désautels frappe un grand coup en 1998 alors qu'il soumet tout le système des numéros d'assurance sociale à un examen serré. Il s'agit en fait de la première fois qu'un vérificateur général s'attaque au registre proprement dit. Il déterre des histoires d'horreur. Deux exemples :

> Selon les chiffres du recensement, celui qui reflète le mieux la réalité, le Canada compte 3000 personnes âgées de 100 ans ou plus. Or, le registre de l'assurance sociale ne comprend pas moins de 311 000 centenaires!

> Plus de la moitié (en fait, 51 %) des numéros d'assurance sociale ont été délivrés sans vérification sérieuse d'identité.

Le vérificateur conclut en écrivant que la mauvaise gestion du système encourage erreurs, fraudes et abus.

Quatre ans plus tard, en 2002, la vérificatrice Sheila Fraser décide de faire un suivi sur le rapport de son prédécesseur. Le résultat est navrant : Mme Fraser ne peut que constater que presque rien n'a changé depuis 1998. Elle établit aussi une comparaison à faire dresser les cheveux sur la tête. Selon Statistique Canada, la population canadienne âgée de 20 ans et plus se situe à 22,2 millions de personnes. Or, le registre compte 27,2 millions de numéros d'assurance sociale, une différence de cinq millions.

Comme il fallait s'y attendre, c'est surtout chez les personnes très âgées que le registre prend des proportions démesurées; selon le recensement, le Canada compte 134 000 personnes âgées de 90 ans ou plus. Selon le registre, ce nombre est propulsé à 830 000.

Évidemment, la moitié des numéros délivrés en trop sont inutilisés depuis des années, c'est-à-dire qu'ils sont considérés comme inactifs. La plupart du temps, il s'agit de personnes dont le décès n'a pas été signalé au registre. N'empêche : il existe 24,6 millions de numéros d'assurance sociale valides et actifs, soit 2,4 millions de plus que la population âgée de 20 ans et plus. Autrement dit, au Canada, un numéro d'assurance sociale sur 10 correspond à une personne qui n'existe pas. C'est énorme.

Les enjeux en cause sont prodigieux. Avec les années, le numéro d'assurance sociale est devenu un élément central de la vie économique canadienne. Vous devez le fournir lorsque vous faites votre déclaration de revenus, touchez des pensions de vieillesse, des prestations d'aide sociale, d'assurance emploi ou du régime des rentes, lorsque vous ouvrez un compte de banque, demandez le renouvellement de votre passeport, autorisez une vérification de crédit, réclamez un prêt étudiant, postulez un nouvel emploi, inscrivez votre nom sur les listes électorales. On pourrait continuer la liste longtemps.

Sur la foi des numéros d'assurance sociale, les administrations publiques canadiennes verseront cette année 118 milliards en prestations de toutes sortes.

Évidemment, les utilisateurs frauduleux ne le crient pas sur les toits. C'est pour cela qu'il est très difficile de dire, des 2,4 millions de numéros en trop, quelle proportion donne lieu à des fraudes ou à des abus. D'ailleurs, aucun des rapports des vérificateurs ne s'est aventuré sur ce terrain. En revanche, les vérificateurs ont pu chiffrer les fraudes dans un petit nombre de cas bien précis.

Les chercheurs de Fraser se sont basés sur ces enquêtes pour évaluer les prestations gouvernementales versées à des prestataires inadmissibles. Ils ont pu trouver, dans les rapports des vérificateurs, une demi-douzaine de cas où des prestations ont été versées en trop et où les pertes ont pu être mesurées. Les résultats varient beaucoup d'un programme à l'autre.

Ainsi, dans le cas du supplément de revenu garanti, les paiements en trop ne représentaient que 0,3 % des dépenses. En revanche, cette proportion grimpe à 3,6 % dans le cas de la prestation pour invalidité. De façon prudente, ils estiment donc que les gouvernements ont versé entre 0,32 % et 2 % de prestations en trop à cause de la mauvaise gestion du registre.

Ces pourcentages peuvent sembler insignifiants, mais il ne faut pas oublier qu'ils visent des dépenses publiques de 118 milliards.

Ainsi, en supposant des pertes de 0,32 %, les gouvernements gaspillent donc 377 millions d'argent public (presque quatre fois les sommes détournées dans le scandale des commandites, dont on a tant parlé). Si on retient le chiffre de 2 %, c'est la somme fabuleuse de 2,4 milliards qui sera versée cette année à des prestataires qui n'y ont pas droit.

Ce qu'il importe de retenir, au-delà des chiffres, c'est qu'un dossier aussi crucial que le registre des numéros d'assurance sociale, avec tout ce que cela implique, soit géré avec autant de légèreté.