Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres/Vers l'horreur des demains sans paix ni charité/Désemparé. C'est de Gaston Miron, servi par Plume avec sa voix d'homme des tavernes. Je sais, vous auriez préféré que je vous souhaite la bonne année. Rien n'empêche: je vous souhaite une bonne année et un joyeux Noël.

Pour l'événement le plus heureux de l'année, l'élection d'Obama bien sûr. Pour le plus malheureux, l'assassinat d'un employé d'un Wal-Mart de la banlieue de New York, piétiné à mort par une foule de consommateurs qui se précipitaient vers les super soldes de liquidation, notamment des téléviseurs plasma 50 pouces à 798 $, des mini-aspirateurs à 28 $ et des caméras numériques 10.2 mégapixels à 69 $. Entre ces deux événements passe le temps à la trappe des gouffres, et passe l'Histoire si lentement qu'elle a l'air bloquée dans le siphon, par un bouchon de merde.

Quatre morts d'un côté, 500 de l'autre. La question à 12 millions de shekels: devinez de quel côté sont les terroristes?

Que va faire Obama?

Comme tout le monde, je m'attends tellement à ce qu'il ne fasse rien qu'il ne me décevra pas.

Gaza, la crise économique, l'Afghanistan... Je m'attends à ce qu'il soit un bon président démocrate comme Clinton l'a été, comme Jimmy Carter, comme L. B. Johnson, même si LBJ-how-many-kids-did-you-kill-today a laissé la guerre du Vietnam s'enliser. Obama, ce sera l'Afghanistan.

Que va faire Obama? On l'imagine s'adresser aux Palestiniens. On l'imagine s'adresser aux Israéliens. Avec cette voix. Avec cette aura. Il ne le fera pas.

L'Histoire va passer, hyper lente comme d'habitude. D'autres miracles viendront. Pour celui-ci, je crois qu'il est déjà tout accompli.

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Plus les années passent, plus les rétrospectives semblent me parvenir d'une autre planète.

L'autre jour - c'était mardi -, je trouve dans mon casier la vidéo d'un film québécois dont je n'ai jamais entendu parler, si bien que je tiens pour acquis que c'est tout nouveau, que ça va sortir bientôt. Je le visionne, j'en tombe sur le cul, sauf pour le titre (Les cavaliers de la canette) et pour la commandite de Molson Export. Ce film est un bouleversant poème sur l'amitié, du cinéma comme en n'en fait jamais, avec des scènes trop longues exprès pour donner à la vie le temps de passer avant de tomber dans la trappe des gouffres. Des acteurs incroyables qui ne jouent presque pas, ou peut-être le contraire, qui jouent tellement bien qu'il n'y paraît pas qu'ils jouent, des acteurs que je ne connais pas: Louis Champagne, Lorenzo Gélinas. Je me dis wow! Le Québec va brûler quand ce film-là va sortir, les critiques vont délirer. Pour une fois, je vais être d'accord; pour une fois, je vais applaudir fort.

Évidemment, j'ai découvert que ce film-là était sorti en 2007, que les critiques ont été au mieux aimables et le public, indifférent.

C'est pour vous dire que, côté culture, j'ai fini l'année comme je l'ai passée: éberlué de vous voir encore et toujours mettre vos morts à table, et bien sûr de n'y comprendre rien (merci Aragon et Ferré).

Ferré justement. F. à Léo, cet hommage italien à Léo Ferré, a été mon CD de l'année. Je suis curieux (mais pas pressé) de connaître quelques-uns de vos top 10. Karkwa, Bashung, Moffat peut-être. Mais TV on the Radio? MGMT? Je ne suis plus là... si je l'ai jamais été.

Une toute jeune collègue, qui m'a déjà fait découvrir plein de trucs, m'a dit l'autre jour que j'aimerais sûrement beaucoup la bande sonore de Juno. Comme j'avais adoré le film, je me suis précipité. La disquaire devait avoir 14 ans et demi. Peignée comme Alexandre Despatie, avec des mèches en l'air, elle m'a lancé un regard aussi admiratif qu'étonné: Juno? Full cool, pépé! J'insistais un peu et elle me présentait sa grand-mère. Hélas, hélas, à l'usage - le CD, pas la grand-mère -, j'ai eu l'impression d'avoir payé 30$ un sac de bonbons acidulés à deux piastres. Je pense que je vais retourner voir la disquaire. Hé! petite fille, pour le même prix, penses-tu que ta grand-mère...? Laisse faire.

N'empêche que je l'ai revue. Le 31, après la lecture du top 10 d'un autre collègue (Alexandre Vigneault), je suis allé acheter les 12 poèmes de Miron chantés par 12 hommes rapaillés, Yann Perreau, Martin Léon, Michel Rivard, Corcoran, Flynn, Daniel Lavoie, un grand bonheur pour finir l'année, avec une mention toute spéciale à Plume pour ce Désemparé, que j'ai bien dû me repasser 40 fois depuis mercredi, que d'ailleurs je me repasse en ce moment (ça paraît-tu?). Désemparé/Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres/Vers l'horreur des demains sans paix ni charité\Désemparé.

Pour les livres, vite avant qu'ils disparaissent, j'ai tâté de presque tous les titres dont parlent nos chroniqueurs. J'abonde dans le sens de Robert Lévesque: 2008 est l'année d'un chef-d'oeuvre: La route, de Cormac McCarthy. Hors de cela, je ne comprends pas l'engouement pour le Bestiaire d'Éric Dupont, qu'on retrouve sur toutes les listes, mais c'est peut-être parce qu'on me l'a offert. Ne m'offrez jamais de livres.

L'autre grand succès de l'année littéraire au Québec, Le ciel de Bay City, prix de la Ville de Montréal, est ce genre de livre qu'on se met soudain à moins aimer vers le milieu, puis à détester vers la fin; pas qu'il soit moins bien écrit, ni moins maîtrisé, c'est seulement qu'on ne supporte plus cette bonne femme pyromane, ses grands-parent juifs, son Gange pourri, sa bouffe végétarienne, sa fille si formidable et si... si fille. Qui sait, si elle avait eu un garçon au lieu d'une fille, dans ce livre où les hommes sont des nuls, qui sait si elle ne l'eût pas donné aux romanichels, ou échangé aux Chinois contre des jumelles.

Pour les livres, c'est le contraire. Si je vous faisais mon top 10 de l'année, c'est vous qui auriez l'impression de venir d'une autre planète. Je commencerais par Jérôme, de Jean-Pierre Martinet, et le pire arriverait: vous iriez l'acheter. Vous en seriez si fâché que vous ne me liriez plus. Ce qui ne serait pas une si mauvaise idée, d'ailleurs. Cela vous reposerait.

Avec ou sans moi, je vous resouhaite une bonne année et un joyeux Noël.